[Dossier Libr-mai] Robert Kurtz, L’industrie culturelle au XXIe siècle, par Ahmed Slama

mai 11, 2020
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Dossier Libr-mai] Robert Kurtz, L’industrie culturelle au XXIe siècle, par Ahmed Slama

Robert Kurz, L’Industrie culturelle au XXIème siècle, de l’actualité du concept d’Adorno et Horkheimer, traduit de l’allemand par Wolfgang Kukulies, éditions Crise et critique, février 2020, 140 pages, 9 €, ISBN : 978-2-490831-31-03-6.

  

L’industrie culturelle. Non pas antinomie, l’une prolongeant l’autre. Encore moins aporie, l’autre se fondant dans l’une. La culture comme contrôle, l’industrialisation de la culture comme massification et extension de ce contrôle. Prolongeant, actualisant en quelque sorte le chapitre que consacrèrent Adorno et Horkheimer à « L’industrie culturelle » [in La dialectique de la raison, 1944, 1974 pour la traduction française], Robert Kurz reprend ce concept négatif pour en examiner, en explorer les effets, aujourd’hui.

Tout au long de ces 12 chapitres courts et denses, Kurz passe au crible cette industrie culturelle, s’attardant sur les mutations technologiques de ces dernières décennies. La note que je livre ici est, je le dis rapidement contextualisée, j’illustre par des exemples « bien de chez nous ». L’un des rares avantages du capitalisme et de la globalisation est cette (re)production du même partout, facilitant l’analyse, c’est que seules quelques nuances ou particularismes s’ajoutent, se surajoutent et qui, paradoxalement, accroissent la sensation de reproduction du même.

Divertissement de masse et élitisme, même combat

 C’est une voie étroite et rigoureuse que trace Kurz, celle non pas de mettre dos à dos les tenants de la culture bourgeoise canonisée et ceux du du « pop » post-moderne, mais de montrer que tous deux participent du même effort, celui de la promotion de la culture, du contrôle dans et par la culture, tous deux relevant d’une critique « intracapitaliste ».

Quand les premiers mettent en cause l’industrie culturelle et nous parlent de défaite de la pensée, de baisse générale de niveau ou encore de culture du nivellement, c’est avant tout parce que les discours et les œuvres ne sont plus « l’apanage des couches supérieures et de leur prétendue « culture », mais parce que, dans l’ensemble, elle revêt un caractère de masse. »  Ainsi, ce n’est pas tant le formatage des œuvres dans et par le marché qui dérange, plutôt la démocratisation de l’art et son appropriation par le peuple. « On veut bien leur accorder quelque divertissement populaire (…), mais à condition que la grande culture élitiste garde son caractère de privilège et que l’on puisse rester entre-soi. » Les débats qu’ont déchaîné tour à tour le livre de poche (dans les années 60), puis le livre numérique donnent une idée précise du positionnement de la « critique culturelle conservatrice ». Le mépris qu’a pu susciter et que suscite encore internet – mépris désormais euphémisé par l’usage de l’expression devenue fourre-tout : « réseaux sociaux » – ; internet qui, un temps, a représenté la possibilité d’une remise en cause de la hiérarchie des valeurs, et qui permet encore de porter un discours critique (relativement) affranchi de toute verticalité. Et c’est bien cette horizontalité qui dérange, encore aujourd’hui et au plus haut point, les critiques réactionnaires.

De l’autre côté, nous retrouvons les thuriféraires « pop » post-modernes qui « s’extasient sur cette même massification industrielle susceptible, selon eux, d’être interprétée comme quelque part émancipatrice en soi. » Et pas de différence à leurs yeux entre des œuvres proprement populaires, créées dans et par les classes dominées, et les productions à destination du peuple ou la manière dont se le représente l’industrie culturelle ; une « conscience de masse formatée ». Ayant fait du « pop » leur objet d’étude, les post-modernes rechignent à scruter la logique marchande qui les sous-tend. On le sait bien, par le truchement [ترجمان – interprète] du marché, le lait n’est pas du lait, un masque (en tissu, FFP1 ou 2) n’est pas un masque ; toute chose n’est interprétée que comme abstraite grandeur de prix indexée sur le temps, les efforts et les coûts déployés pour la produire, sans oublier les effets d’offre et de demande. De la même manière les productions et les œuvres artistiques (qu’il s’agisse de livres ou de musique, etc.) ne valent que comme marchandises, leur « contenu spécifique demeure in-différent. » L’industrie culturelle n’ayant d’autres fins que de transformer l’art en simple objet de production pour le simple profit. Et c’est bien par cette logique de profit que l’industrie culturelle se présente comme « l’instrument le plus sensible de contrôle social. » [La dialectique de la raison, p.158], cette même logique de profit et de contrôle que rechignent à examiner les thuriféraires de la « pop » post-critiques. (Le pragmatisme américain saisi de « prurit de jugement » quand il juge le marketing et la société de contrôle).

Ainsi se construisent les fausses antinomies et leurs débats de façade, deux modes de penser se présentant comme contradictoires, mais qui, chacun à sa manière, évacuent la domination qu’exerce le capitalisme « sur les contenus et les formes de représentation des biens culturels ».

Pas de structures neutres

Toute production artistique, toute œuvre assujettie, régie par les lois du marché car considérée avant tout comme marchandise, n’ayant d’autre but que d’être non pas échangée, mais de participer à la circulation permanente et constante des marchandises – quel qu’en soit leur type étant entendu que le contenu propre de ces marchandises importe peu comme nous l’avons vu – qui, en se développant, en arrive à l’abstraction même, à savoir l’argent.

Les technologies développées dans le cadre de l’industrie culturelle ne sont bien évidemment pas neutres, nous l’avons vu avec Joachim Séné, et cela ne vaut pas seulement pour les usines, mais également pour l’art et les œuvres, celles-ci ne sont pas créées ex-nihilo, elles ne tombent pas du ciel, elles naissent dans le contexte d’une organisation sociale, la nôtre où domine le capitalisme, ce capitalisme qui modèle et violente les productions en les  adaptant à l’impératif de valorisation (circulation permanente des marchandises) et non à nos besoins. Ainsi dans le cadre de la création d’œuvres « ce n’est pas un (nouveau) contenu qui se cherche une technique adéquate ; au contraire, tout contenu est adapté à une technique profitable et la « créativité » se voit réduite précisément » à cette technique même.

Quant à internet, même si les réflexions de Robert Kurz sont le souvent fructueuses – quand il évoque par exemple la « gratuité chèrement payée » ou donne l’envers du décor de cette interactivité tant glorifiée, interactivité qui loin de libérer « les individus de contraintes sociales objectivées », au contraire les intériorise, faisant ainsi de chacun son « propre capitaliste », « chacun son propre travailleur » –, il oublie de signaler tout de même qu’internet, entendue non pas comme une structure neutre, permet tout de même de créer et de disposer de quelques espaces de (toute relative liberté), la manière dont internet a permis l’éclosion de mouvements populaires, ou encore dans le champ artistique l’espace de toute relative liberté que permet, qu’a permis le web. Autre point, mais bien évidemment aucun ouvrage ne peut être exhaustif, il aurait fallu, à mon sens, souligner justement la précarité, la lutte permanente contre l’industrie culturelle de celles et ceux qui la subissent de la manière la plus sensible à savoir les artistes – comédiens et comédiennes, écrivaines et écrivains –, les chercheuses et chercheurs, celles et ceux qui n’ont d’autres choix que de lutter dans les interstices de la domination hégémonique du capital.

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