[Création] Journal de confinement en quête de réseau (2) – Philippe Boisnard

avril 22, 2020
in Category: chronique, UNE
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[Création] Journal de confinement en quête de réseau (2) – Philippe Boisnard

Nous présentons ici le journal de confinement en quête de réseau, tel que tous les jours il le rédige sur Facebook. Loin de s’appesantir sur des états d’âme, sa réflexion tente d’éclairer ce temps de confinement inter-humain, et les interactions qui s’y effectuent sur les réseaux sociaux. Dans cette deuxième livraison : du jour 10 à 14. [Lire la première livraison]

 

Jour 10 – 6h40 : paradoxe des chiffres
Et on compte, et on décompte, d’unités en multiples, on additionne, on multiplie, on divise et on coefficiente, on officialise, on cumule, on pèse et soupèse, on agrège chiffre après chiffre, on regarde encore, on appréhende les comptes. Au Moyen-Age, le livre de compte s’appelait le livre de raison. Et pourtant dans cet exercice actuel, il semblerait qu’il y ait une double irrationalité à l’œuvre.
Les gouvernements nous ont appris que les additions sont relatives aux ensembles considérés. Par exemple, pour le chômage, il suffit de changer la définition de certains sans emplois pour rectifier un pourcentage de chômeurs. Depuis des années, l’INSEE a vu ses règles modifiées : résultat, le chômage régresse alors que la population sans emploi réelle semble a minima stagner.
La crise du coronavirus apparaît et obéit pour le décompte à une même logique : relativité des ensembles considérés. Et si on ne comptait que les décès enregistrés à l’hôpital ? On retire alors ceux en EPAHD, ceux qui meurent ailleurs. Relativité du nombre. Amoindrissement du compte.
Cette irrationalité en entraîne une seconde .
Tant qu’il n’y a pas de doute, le relatif est perçu comme un absolu. Mais dès lors que l’on doute du nombre, s’immisce la pensée du secret, du mensonge, du complot.
On nous cache le vrai nombre. On veut nous manipuler. On veut relativiser.
L’irrationalité, somme toute naturelle à l’entendement humain, est celle de considérer qu’il y a des causalités cachées. Sont-elles réelles ? Est-ce qu’une telle irrationalité dans le décompte des morts, mais aussi des contaminés, obéit à un projet ? Je ne saurai y répondre.
Mais d’un coup de telles bévues deviennent absolument contre-productives . Car le doute contamine l’imagination et déchaîne un autre décompte, qui, lui, est fantasmatique, sans garde-fou, prêt à se nourrir de toute rumeur.
Franck Thilliez, dans Pandemia, précisait bien que ce qui pouvait devenir pire que la pandémie virale était celle de la peur, propice à détruire plus fortement et durablement tout système social et politique.

Jour 10 – 8h51 : coronoparanoïa.
Quand, lisant un roman policier, cela te semble faire un écho paranoïaque avec ce qui pourrait avoir lieu aux USA.

Jour 11 – 11h20 : docte ignorance
Tout ce que j’écris depuis 11 jours n’énonce qu’une chose : mon ignorance.
Reconnaître que l’on ne sait pas ne signifie pas se taire, mais peut signifier dire non à ce qui voudrait entraîner notre adhésion par facilité, par paresse, par habitude, par contrainte ou menace.
Mon ignorance qui écrit dit non aussi bien aux bruits de fonds médiatiques, qu’aux prises de position, qu’aux antiennes alarmistes, qu’aux imprécations politiques, qu’aux sirènes de tous horizons.
Mon ignorance n’est que question, suspension, pas en arrière pour percevoir et s’interroger.

Jour 12 – 6h49 coronaréalisme : surréalité VS durréalité
Impression de surréalité, la pensée désemparée s’essaie à la saisie de l’événement. Mais celui-ci, implacable, ne trouve d’équivalent que dans la fiction. Dire, raconter, témoigner ne semblerait trouver d’issue que dans ce qui auparavant, en une autre époque (si peu lointaine), s’appelait encore SF, ou anticipation. 
La pensée s’immobilise face à ce constat : le réel est une fiction morbide sans dénouement. Car, contrairement aux films ou fictions sur les épidémies, nous ne sommes pas extérieurs à la réalité diégétique, protégés par un quatrième mur, mais les figurants centraux passifs et impuissants d’un présent immanent. 
Il n’y a pas ici de scénario. Il n’y a pas de schéma narratif, faisant que le happy end sera respecté. Car chaque figurant, chacun d’entre nous est un centre, est l’acteur impuissant qui vit et expérimente cet état de fait. Comment penser un happy end lorsque l’on réalise les milliers de familles déjà endeuillées ? Comment penser un happy end quand l’horizon promis ressemble à une fiction de plus en plus totalitaire politiquement et économiquement ? 
Impression de durréalité et non pas de surréalité. Le caractère fictif du réel n’est finalement que le refus et le mouvement de protection d’une conscience qui ne réussit pas à comprendre l’état de fait auquel elle se confronte. La fiction n’est ni anticipation, ni compréhension, mais l’aveu de son impuissance. Et c’est pour cela que cette production fictionnelle face à ce qui lui arrive, elle en fait tant et tant un rire, des boutades, de l’humour bravache, des remarques cyniques ou comiques. 
La fiction ici ne répare rien, elle suspend la durréalité par une surréalité. La fiction détourne de la cruauté par l’invention hyperbolique de sa propre cruauté comme forme expiatoire, cathartique du réel .

Jour 13 – 7h33
Il faut comparer.
Comparer les taux de développement.
Comparer le nombre de morts entre pays.
Comparer les méthodologies de confinement.
Comparer les thérapies.
Comparer et discriminer.
Comparer les chiffres et les courbes.
Comparer et accuser.
Comparer et juger.
Comparer et donner son avis sur les comparaisons.
Alors que la crise est mondiale, et ne peut qu’ouvrir à une pensée globale, les régionalismes de comparaison fleurissent et emplissent les Time lines des news. Les comparaisons se répandent et donnent comme un droit à pointer du doigt, à ériger des tribunaux d’opinions plus ou moins éclairées.
A lire ce déversement, on se croirait dans une guerre d’entreprises et d’indices quasi financiers. Alors que cette crise nous pose la question du possible horizon en commun, par les logiques d’opposition, de comparaison, se renforcent les régionalismes, les particularismes, les différences.
Dans cet élan, on fait comme si, comme si on avait pu mieux faire. Comme si on avait pu anticiper . Comme si on savait mieux que ceux qui prétendent eux aussi savoir.

jour 13 – 10h12 : Liste de films sur le confinement, l’emprisonnement, la claustration …. (ep. 2)
VIVARIUM – Lorcan Finnegan

Après avoir parlé il y a quelques jours de Plateforme Galder Gaztelu-Urrutia, et en avoir dit tout le bien que j’en pensais, je viens de voir Vivarium.
Vivarium est un film d’enfermement. Étrange, absurde, qui ne répond pas aux schémas narratifs et intentionnels classiques. Il n’y a aucune raison à ce que l’on voit. La question du Pourquoi n’a aucun sens. Et on ne peut que repenser au No reason de Quentin Dupieu dans « Rubber ». La logique n’est pas celle de la causalité diégétique de l’action. Nous sommes dans un film fantastique sans dénouement, qui se replie sur sa propre boucle. La logique est méta-diégétique, elle est celle qui commande la possibilité de comprendre symboliquement ce que signifie cette fable du Vivarium.
Un couple, installé dans la vie, dans une société contemporaine, doit acheter une maison. Suite à la visite d’une agence immobilière, il se retrouve enfermé dans une résidence où toutes les demeures sont les mêmes. Ils ne peuvent en sortir, car étrangement la sortie a disparu. On – jamais on ne saura qui – leur donne pour mission, si l’homme et la femme veulent être libres, d’élever un fils. Celui-ci va grandir selon le rythme accéléré d’un reptile.
Cet enfermement semble métaphoriquement obéir à une logique de production qui s’auto-reproduit. Le garçon, grandissant et devenant adulte en moins d’un an, prendra la place du vendeur immobilier, lui-même vieilli et épuisé en moins d’un an. La description est celle d’une société de l’usure et de la reproduction à l’absurde. D’une société de la production dont on ne s’échappe pas, qui s’étend à l’infini (et je repense à Koltès et à ce qu’il fait dire dans Sallinger sur les banlieues qui font suite aux banlieues, ou bien à Ballard et à ce qu’il a pu développer dans ses nouvelles). Jesse Eisenberg montant sur le toit de son pavillon de banlieue, voit à l’infini les mêmes pavillons s’enchaîner de rue en rue. De même Imogen Poots, poursuivant ce pseudo-fils, va traverser des dimensions (parallèles ? des alvéoles de vivarium ? ), qui appuie la tension d’enfermement de ce monde.
La société est présentée comme un Vivarium, une fausse réalité où on fait se reproduire des individus d’une espèce : ici en l’occurrence des hommes.

jour 13 – 17h17
Freud, L’Avenir d’une illusion : 
 »Mais aucun être humain ne cède au leurre de croire que la nature est dès à présent soumise à notre contrainte, rares sont ceux qui osent espérer qu’elle sera un jour entièrement assujettie à l’homme. Il y a les éléments qui semblent se rire de toute contrainte humaine, la terre qui tremble, se déchire, ensevelit tout ce qui est humain et oeuvre de l’homme, l’eau qui en se soulevant submerge et noie les choses, la tempête qui les balaie dans son souffle, il y a les maladies que nous reconnaissons, depuis peu seulement, comme des agressions d’autres êtres vivants, enfin l’énigme douloureuse de la mort, contre laquelle jusqu’à présent aucune panacée n’a été trouvée, ni ne le sera vraisemblablement jamais. Forte de ces pouvoirs, la nature s’élève contre nous, grandiose, cruelle, inexorable, elle nous remet sous les yeux notre faiblesse et notre désaide auxquels nous pensions nous soustraire grâce au travail culturel. L’une des rares impressions réjouissantes et exaltantes que l’on puisse avoir de l’humanité, c’est lorsque, face à une catastrophe due aux éléments, elle oublie la disparité de ses cultures, toutes ses difficultés et hostilités internes, pour se souvenir de la grande tâche commune : sa conservation face à la surpuissance de la nature. »

Jour 14 – 8h45 : coronanominalité
Sur la Time Line coronacolorée de googlenews, les noms de ceux qui décèdent ou sont en réanimation commencent à se succéder. On ne les connaissait pas vraiment en tant que personne. Mais leur nom était connu, traversant de temps à autre l’espace médiatique, défrayant la chronique, clignotant journalistiquement à propos de tel ou tel événement…. 
ces noms ne sont ni ceux d’amis, ni ceux de proches, ni ceux de parents éloignés dont nous n’aurions plus eu de nouvelles depuis quelques mois ou années. 
Ces noms pourtant, pour certains, renvoient à des instants de vie, ont une autre proximité que celle de l’existence en commun. Ni objet de pensée, ni altérité réelle, ils désignent pourtant des personnes auxquelles nous nous sommes d’une certaine manière attachés parfois : chanteurs, acteurs, politiques, humanité visible au cœur du spectacle. 
Ces noms qui disparaissent par la pandémie étrangement font sentir parfois à quel point même si nous ne faisons pas l’épreuve de celle-ci personnellement, elle est bien présente et peut toucher tout le monde. Ces noms indiquent une proximité au cœur de l’expérience du lointain. Car ces noms, pour certains parfois, nous sont intimement liés.

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