Éric CLÉMENS, TeXTes 1970-2019, anthologie composée par Dominique Costermans et Christian Prigent, illustrations de Philippe Boutibonnes, Marcinelle (Belgique), éditions du CEP, mars 2020, 144 pages, 15 €, ISBN : 978-2-39007-054-2.
Auteur de nombreux ouvrages aussi bien philosophiques que littéraires, Éric Clémens en publie ici un nouveau, fait de textes issus de ces deux veines et parus dans la revue TXT, du n° 2 (1970) au n° 33 (2019)[1]. À plusieurs reprises il y souligne les liens qu’il établit entre ces régimes différents d’écriture pour lui : « la fiction déchaîne la pensée : elle l’ouvre toujours à sa genèse et à son achèvement, jamais fixés », une telle démarche s’inscrivant dans la perspective d’une émancipation qui soit à la fois civique et artistique – autrement dit, dans l’exigence a priori paradoxale d’un en commun et d’une singularité. Du premier au dernier texte, on repère vite des lignes de force comme autant de questions fondamentales sans cesse retravaillées, tout particulièrement la mort, le sexe, la langue et le politique, croisées à travers des pôles entre lesquels l’écriture n’en finit pas d’osciller : excès/formalisation, réel/langage. Recourant à de multiples notions, essentiellement philosophiques (de Platon à Derrida), psychanalytiques (Freud et surtout Lacan) et littéraires (de Rabelais à certains de ses compagnons de route txtienne, en passant par Sade, Rimbaud, Mallarmé, Artaud, Bataille, Ponge, Max Loreau et Marc Quaghebeur, entre autres), Éric Clémens tente ainsi de penser sa pratique de lecteur et d’écrivain.
Selon lui, une lecture digne de ce nom doit être suffisamment lente pour opérer « un mouvement de doublement du texte lu » qui permette de mettre en évidence ses contradictions internes (c’est-à-dire l’absence en lui de « non-contradiction décisive »), sa dimension d’intertextualité et son caractère intrinsèque d’inachèvement. Au fil des années, il a lui-même appliqué cette méthode au décapant verheggenien dont il analyse avec précision l’efficacité, via une « cocasserie déformante », envers les discours totalitaires (ceux du maoïsme vivace à l’époque et d’une conception dogmatique de la psychanalyse) ; de même, il distingue dès 1985 les principales caractéristiques de la langue inventée par Christian Prigent et, par ailleurs, dans une approche bataillienne, il affirme de Rabelais que sa « fiction ne pourra dire les dépenses du réel (jouir, mourir) que dans les langues de la dépense ». Pour ce qui tient à l’écriture, Éric Clémens s’attache à détailler les trois composantes, à ses yeux, de la fiction telle qu’il la conçoit : la figuration (qui « cherche à doubler le réel d’un supplément qui ne lui ressemble pas, mais y insère des inventions de rapports »), le rythme qui « touche à toutes les dimensions de la langue et à toutes les sensations du corps, entre en jeu par la voix, au signifiant et au souffle » et la narration qui, loin d’une linéarité pseudo-transparente, « joue et déjoue les événements singuliers qui forment récit ».
D’un numéro de TXT à l’autre, ces deux questions centrales, parfois abordées par le biais de diverses problématiques (le carnavalesque, la pratique vidéo dans ses rapports à la fiction, la BD et l’illusion représentative, etc.) ont permis à Éric Clémens d’exprimer des positions qui échappaient heureusement aux modes successives de pensée – l’ensemble finissant par retracer une histoire certes personnelle mais significative du projet txtien qui était (et reste encore) de « vider la poésie de la poésie qui bave de l’ego, naturalise et mysticise, dénie obscurités, obscénités, chaos et cruautés, décore le monde et marche à son pas – même quand elle affirme le contraire, au prétexte de quelques énoncés protestataires »[2].
Quant aux textes de fiction de l’auteur lui-même, ils attestent de la cohérence de sa démarche car on y retrouve la plupart de ses interrogations théoriques : « simul or et corps / usure / simul ocre / âcre corps geste-sexe / simulacre / ocre d’or » (1970) ; « Et la langue ? / Qui survient ? Force le passage ? » (1988) ; à propos de passage, notons celui qui mène du titre d’un poème de 1990, Métamorphoses, au dernier vers : « Mets ta mort fausse » et pour poursuivre sur cette lancée : « je suis mort existe pas mais j’existe oui ça oui je ne cesse pas de rester en vie jamais suis mort jamais encore moins j’étais jamais pas de jamais pas de j’aimais à l’imparfait » (2018) – autre façon d’y être toujours.
[1] TXT est parue de 1969 à 1993 (n° 1 à 31) puis réapparue depuis 2018 (n° 32 et 33).
[2] Christian Prigent, Point d’appui 2012-2018, P.O.L., hiver 2019 (une vraie mine à explorer), p. 231.