[Chronique] Mustapha Benfodil, Alger, journal intense, par Ahmed Slama

[Chronique] Mustapha Benfodil, Alger, journal intense, par Ahmed Slama

octobre 6, 2019
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Mustapha Benfodil, Alger, journal intense, par Ahmed Slama

Mustapha Benfodil, Alger, journal intense [Version française ; édition originale : Body writing, Barzakh, Alger, avril 2019], éditions Macula, septembre 2019, 256 pages, 22 €, ISBN : 978-2-86589-119-1.

Il y a des instants ainsi où l’on retrouve une écriture connue et goûtée. La redécouvrant, cette écriture, dont on a abandonné le cours, quelques années plus tard, renouant le fil rompu, constatant son évolution, le chemin parcouru. J’y reviens donc, à Mustpaha Benfodil, après combien ? un peu plus de dix ans, je crois, et Archéologie du chaos amoureux ; j’y reviens par l’entremise de cet Alger, journal intense. Remarquable objet, publié aux éditions Macula, que ce livre à la conception soignée, à même de porter la singularité de cette curiosité littéraire. Assumant de manière effective son titre ; d’abord par l’intensité de l’histoire d’une ville, l’intensité d’un journal, celui de Karim Fatimi.

Une vie, un journal

Au fil des pages tournées et des pages exhumées, nous assisterons à la reconstitution du journal de Karim Fatimi, tragiquement disparu lors d’un accident de voiture. Ainsi découvrirons-nous l’histoire, la sienne, par son journal et par le filtre de la subjectivité de celle qui partageait sa vie, Mounia. Dans l’alternance des fragments de ce journal et la mise en scène de sa femme le recherchant, se déploie ce que l’on pourrait nommer l’archéologie du chaos de l’amour propre à cette femme Mounia. Loin de toute linéarité ou de toute convention romanesque, se reconstitue fragment par fragment la figure de ce Karim Fatimi et par capillarité c’est bien l’histoire de toute une ville, Alger. Son quotidien bien sûr, ces phrases lâchées dans les cafés :

« L ’amour provoque des hémorroïdes – لغرام إيجيب لبواس »

Les troubles qui l’ont traversée, depuis trente ans. Défilent, par le fil de ce journal, octobre 1988 bien sûr, et la décennie noire qui a suivi.

À ras l’histoire

Histoire que raconte le journal sur le moment et à ras des évènements. « … les infos défilent avec frénésie, pas toujours sûres, mélange de faits, de fantasmes, d’exagérations, de projections, de souvenirs imprécis, de rumeurs illuminées et de manip’ à outrance. Les récits se complètent ou se contredisent au gré des locuteurs. » Mais ce qui reste sûr, c’est bien l’horreur, celle de cette population prise dans l’étau des militaires et de ceux qui ont pris les armes pour le FIS (Front Islamiste du Salut). Deux figures qui se retrouvent dans leur haine de toute intellectualité, et plus particulièrement de la catégorie des étudiants : « Tout le monde nous prend pour des glandeurs de luxe auxquels l’état alloue une bourse pour lire des revues pornos, batifoler et aller conter fleurettes à des tchamoutate dîplomées de Dar Ennakhla (1)». Et comment et pourquoi écrire dans ce contexte ? Comment continuer à écrire dans le désabusement ?

Réponse : « Plus de roman. Juste ce journal, cette chronique éclatée en mille morceaux comme l’arbre fou de la vie. (…) Je l’ai fait, sans doute, fort maladroitement, d’une façon décousue superficielle et fragmentaire. (…) Collecte et collage des mots que je ramasse sur le trottoir ; poésie concrète ; poésie positive abrasive ; littérature brute [de décoffrage], débarrassée des sophistications des communicants et des finasseries flaubertiennes (2) des orfèvres du style. »

L’inconscient algérien

Parti pris qui se cristallise donc par cette langue expansive, et qui ne vise pas l’efficience ou l’efficacité du verbe, mais plutôt l’enveloppement de ces figures et des événements qu’ils et elles traversent dans leur totalité ; pari périlleux certes, mais qui permet au travers du journal de Karim Fatimi et du monologue intérieur de son épouse le surgissement d’une sorte d’inconscient social algérien, tout empreint de superstitions diverses et de fatalité quant à un avenir qui va et qui ira forcément mal.

Reproduction dans et par le travail de l’écriture, de la recomposition de cet inconscient algérien que des décennies de malheurs, l’établissement de ce système sécuritaire ont persuadé de son impuissance. De son inefficience sur sa destinée, tous et toutes en quête partout de signes, et qui se matérialisent par l’entremise d’un fatum, et de l’ensemble de ces superstitions (rêves, signes avant-coureurs). Inconscient algérien qui comme son histoire traverse et affecte l’ensemble du corps social, sans distinction de classe ou de genre. Inconscient qui pourrait être condensé par cette phrase du journal : « Un Algérien, c’est quelqu’un qui est arrivé jusqu’à  la lune et l’a trouvée fermée. »

 

(1) Nom d’une célèbre maison close.

(2) Le grand admirateur de Flaubert que je suis récuse la manière dont Karim Fatimi désigne l’écriture de Gustave. Manière qui entretient le mythe ou la mythologie du travail de l’écriture considéré simplement comme ornement.

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rédaction

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