[Texte] Claude Favre, Brûleurs

[Texte] Claude Favre, Brûleurs

novembre 12, 2010
in Category: créations, UNE
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Après l’hommage que lui a rendu Jean-Nicolas Clamanges, Claude favre nous offre cette série impressionnante, cet Agencement Répétitif Névralgique (ARN) dont nous avons voulu rendre la typographie particulière (un paragraphe par page dans le volume à paraître ; ici, de longs blancs entre les blocs). Contre la consomption de la mémoire, du désir comme de l’espoir, voici une rhapsodie des brûlures (de notre Histoire comme de nos histoires), des flashes en langue syncopée qui constituent un équivalent du Guernica de Picasso (1937), tout en présentant des clins d’œil aussi bien au Juif errant d’Eugène Sue qu’à la poésie de Katalín Molnár. /FT/

n’étiez chevaux

 

 

 

 

aviez tourné l’œil dos l’œil sang sans n’étiez tourments ce qu’on sait d’horizon et libre soit seulement sang jambes et veines fourbus et cætera grands yeux ce qu’on sait ni consolation n’étiez qu’arrachement sans repos ni espoir seuls et comme certaines nuits du souvenir un beau silence contre flux de l’eau reflux l’œil sans midi sec

 

 

 

autant d’espoirs de loin les côtes mourir cœur tenu par mots petite fabrique manque alors conviés crachés contre les vagues ressentiments et peurs petits cailloux entre les dents papiers coups flèches faims percées froids que la vie brûlures barbelés chiens cailloux vous petits cailloux cailloux soifs par trois fois dix et cent invoqués grolles blessures

 

 

 

 

par mots tenus venins d’espoirs d’espoirs la mort aux yeux d’étoiles

 

 

 

 

n’étiez chevaux n’étiez malgré et galops et libres soit n’étiez mais galops galops la tête chauffée à blanc rêves un beau silence

 

 

 

 

n’étiez que de toute la misère clandestins la nuit charrie morts n’étiez que bribes au fer rouge entre planches disjointes peuples entiers jetés sans millions par millions sur les routes les camions sous l’étouffement la soif rouille et les souvenirs traverser sans retour ou mourir

 

 

 

 

n’étiez et pouls flux sans horizon même si l’œil à la route à la géographie à tire les méridiens par les pieds les corps écartelés d’un ciel l’autre ne peut toute la misère n’étiez que ni consolation même à toute

 

 

 

 

démantelés peuples sans plus ni mais corps tendus équarris fiévreux les avions dégueulent le ciel dans les soutes l’écaille des pleurs d’appel d’air sous les remorques crier crier le chant répète décidé à brûler

 

 

 

 

n’étiez qu’impossible un des noms pour la mort en cohorte

 

 

 

 

nuit soulevée aux basques dans les soutes les cales conteneurs l’œil joue des oiseaux

 

 

 

 

jour vortex au vent étiez le vent et les larmes l’oiseau et le sel bouche de vent forcé le vent et la soute la rouille le froid la peur de silence alignés

 

 

 

 

nuit brûlait tempes au coeur avec sans avec sans avec sans sans sans sang sans sans sans sang sang sans sans sang sang sang sang sang sang sang sans

 

 

 

 

trois fois rien mots déchet entre les dents et mal salive suints n’étiez à rien vous ne et qu’avoir ne sommes tant qu’à hantés vouloir au lieu

 

 

 

 

étiez chevaux consumés galops que le vent vent vent galops étiez étiez le sang n’étiez que souffle
un but pour vivre c’est quoi l’espoir brûler c’est une barque petit bois et traverser plus que périple aux enfers descente

 

 

 

 

de vous d’aucune étoile tant qu’à et sans repos vent vous vent êtes lèvres à minuit vous d’œil mythique êtes le sel de ceux comme vous fourbis vous dans la soute pour ceux qui s’en

 

 

 

 

vous pour ceux qui restent à la télévision rêve football rien plus pareil d’entre d’Espagne on se dit et mémoire patauge quoi suinte d’où viennent y volait des satellites tournent la terre d’où ils viennent

 

 

 

 

vous mémoires il y brûlait la nuit charrie charrie Australie migrants se cousent les lèvres des mots réfugiés comme depuis l’édit de Nantes en 1685 France long de temps à transe haine toujours même même pas déguisée scène crasse primitive et textes à l’appui et aujourd’hui drom lungo drom

 

 

 

 

harassés brûlés nigérians sénégalais ghanéens marocains ghanéens sénégalais nigérians un pas plus loin gens de toute l’Afrique d’ailleurs on se dit et mémoire patauge quoi à moins de 45 kms l’Espagne ajouter canailleries mensonges et lâches adossés papiers périmés papiers l’Europe papiers quoi tue son propre corps péril en la demeure

 

 

 

 

petits cailloux que nuages que vide de l’angoisse avale cailloux une langue d’enfant seul bleuissant que rêve avale et sauter le détroit

 

 

 

 

en barque d’Alger Sardaigne tout petit bois et soifs zodiacs entassés brûler soifs du Pakistan Balkans sous entassés poubelles ferrys remorques camions tenir accrocs caille d’étoiles aller au bout comme on est jours moins soudanais érythréens jours moins et afghans moins trente moins vingt moins cinq moins trois enfuis ensemble seuls brûler sans trop d’espoir ni repos déboutés

 

 

 

 

vous par jour agenouillé à tout brûleurs rincés vingt cinquante cent par jour de frontières perdus brûleurs de routes en soifs brûleurs et si c’était si c’était vous à perdre un œil ratonnades rumeur coup barre de fer deux coups beaucoup seize ans et des rêves je viens de loin je suis afghan à pas j’avais non sous le réservoir rien ne rien

 

 

 

 

nuit était zone d’oreille à la rumeur d’espoirs brûlés de tabous de rives frontières à la mer morts n’aviez n’étiez d’une gorgée d’eau détroit d’espoirs soifs

 

 

 

 

j’ai une petite amie j’aime le foot un de mes amis je l’aide à traverser et de l’argent et mes amis entre le Maroc et l’Espagne des fois plus mort que certaines nuits du souvenir un beau silence d’espoir drom lungo d’hier à aujourd’hui lames décrets rasoirs papiers l’impossible retour sans

 

 

 

 

je ne sais lire pas lire je ne sais pas je n’ai pas de papiers que le ciel d’un fou le cœur j’ai peur d’abandonner

 

 

 

 

ou de mourir ne traverser n’étiez chevaux n’étiez chevaux chevaux fumants chevaux rêvant n’étiez chevaux chevaux tremblants chevaux par nerfs chevaux vouloir n’étiez et comme certaines nuits étiez chevaux de routes chevaux vouloir chevaux frontières vouloir étiez vous teniez l’horizon décidés brûlés

 

 

 

 

là-bas il y aura là il y aura en repos il vivra notre fils il aura du travail là-bas la vie c’est là-bas il travaillera sur un parking ici c’est mourir

 

 

 

 

de Tanger d’aucuns voyagent riches et gaspillent sans œil à la mer à la rumeur ni inquiets c’est ça l’Europe et vous brûlés vous avez nom personne depuis tant treize douze onze dix huit tous à même la galère trois quatre ans que personne

 

 

 

 

c’est la vie n’étiez la vie n’étiez mais chevaux et libres soit la vie et libre soit la vie et libre vie la vie la vie la seule raison notre rêve cette obscure clarté c’est juste quelque part écrasé sous les roues d’un camion aviez treize ans mare de sang sans papiers sans nom personne

 

 

 

 

n’étiez chevaux vous vous brûliez vos doigts clous chauffés vos rêves à blanc crocs d’espoirs odeur vous cochon grillé la vie c’est là-bas l’espoir c’est brûler

 

 

 

 

papier de verre les empreintes rasoirs jetables les doigts au fer rouge la pulpe clous chauffés à blanc le coeur brûlant acide sulfurique tremblants de désir et même les filles brûlent

 

 

 

 

les empreintes digitales se reforment comme rêves la nuit travaille comme le silence de la douleur un cheval dans le lointain chante sa liberté coûte que coûte

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rédaction

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10 comments

  1. jean-nicolas Clamanges

    FT pense à Guernica; et oui. On se raccroche à ce qu’on peut quand arrive de l’irréductible. Moi j’ai pensé aux « Pâques à New York »; ce ne serait peut-être pas loin de ce qu’il ferait aujourd’hui, Cendrars, pour approcher ce qui monte de partout par faim, soif et misère; et je pense aussi aux Psaumes. JNC

  2. Fabrice Thumerel

    Merci Fred pour ces précisions.
    @ Juliette : concernant ces fascinants « Brûleurs », pour l’instant, aucune date de publication prévue…
    @ JNC : la référence à GUERNICA, pour galvaudée qu’elle soit, n’en rend pas moins compte d’un passage du texte ; et, oui, les psaumes et Cendrars éclairent également l’horizon de ce texte fulgurant – mais peut-être pas irréductible.

  3. claude favre

    Mes pauvres garçons, vous n’avez donc plus toute votre jugeotte… 🙂
     »j’étais déjà si mauvais poète que je ne savais pas aller jusqu’au bout »

  4. philcou

    en garde la bouche pleine de sable, pleine de dents.
    (la plage du Ris n’a plus de fin, ici)
    fait du bien de crisser, Claude, dans les naseaux

  5. Fabrice Thumerel

    Merci Philcou !
    À noter : AUTOPSIES, concert lecture NICOLAS DICK/CLAUDE FAVRE samedi 20 nov, à 20:30, LES INOVENDABLES, festival chez LAM, 61-63 rue st pierre MARSEILLE.

  6. claude favre

    Grand grand merci à tous. Lu les Brûleurs en pensée pour Fabrice Thumerel et vous, avec le souffle de l’accordéon de Nicolas Dick, en souffle tendu avec les migrants

  7. claude favre

    Merci tous tous. Merci pour eux, ceux qu’on ne veut pas voir.
    Ce texte sera publié par l’Atelier de l’Agneau (printemps 2012 sous le titre « cargaison ») en belle compagnie, avec un très beau texte de Fred Griot « tout leur noir », et notre chanson de marin commune « cargai#song mer »

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