Avant de passer aux articles sur chacune d’elle, voici un aperçu des quatre dernières publications d’Al dante mentionnées dans l’entretien avec Laurent Cauwet : Sylvain Courtoux, Stillnox, et Jérôme Bertin, Bâtard du vide ; David Sillanoli, Le Jus de la nuit ; Contre-attaques, n° 2.
► Sylvain Courtoux, Stillnox, 304 pages, 17 €, ISBN : 978-2-84761-852-5 ; Jérôme Bertin, Bâtard du vide, 120 pages, 13 €, ISBN : 978-2-84761-854-9.
Peu d’éditeurs ont la chance d’ouvrir leur saison avec un tel diptyque ! Présentés comme textes jumeaux, Stillnox de Sylvain Courtoux et Bâtard du vide de Jérôme Bertin peuvent en effet se lire en parallèle : ces récits critiques proposent les autoportraits de deux "poètes de merde" qui évoquent leurs liens de profonde amitié, tout en se concentrant sur ce qui rend "merdiques" et leur vie sociale et "ce milieu (pourri) qu’est la Poésie contemporaine en France" (S, p. 33). Une vie sociale rendue difficile par leurs addictions et contradictions ; deux "univerdâtres" (BV, 36) : sorti de "la fac de lèpre" (BV, 29), Jéjé est "un vieillard de 27 ans" qui voyage "en 4e crasse" (90) et qui se suicide à petit feu chaque jour que le diable fait ; le vide, celui qui croit "être le surhomme, le post-humain de demain", alors qu’il "est un putain de poète mal armé pour la vie" (S, 63), le comble avec le NOX. Un microcosme poétique irrespirable : "La poésie, la poésie expérimentale, ça vend que dalle. L’adage du milieu c’est : pas de fric. Mais tous veulent se battre (et continuent à le faire) pour les 3-4 belles places de parking qu’il y a. Humain trop humain. Poètes de merde" (S, 97) ; "Les éditeurs. Les écrivains. C’est de la merde en barre ! Tous des connards prétentieux. Tous des warriors en papier. Des warriors de l’extrême contemporain armés de cure-dents pour défendre leur petite école et leurs gros steaks. De fourchettes rouillées pour se dévorer entre eux. Pas de colts aucun. Non, des guéguerres d’écoles. Et colle-toi ça dans le cul ! Ces mecs-là n’ont même pas de vie. Je veux dire de vraie vie. Ils ne font que lire et relire. Là où il faut chevaucher le délire. Ils écrivent pour vivre. Là où il faut vivre pour écrire. Pathétique. Les lecteurs sont les voyeurs débiles de cette déchéance macabre" (BV, p. 41-42).
Ces deux récits à l’acide satirique – pour reprendre une formule de Prigent – manifestent une authenticité qui n’emprunte pas les mêmes voies. Avec sa sensibilité à fleur de tripes, celui dont les modèles sont Céline, Burroughs et Artaud – ce "chien enragé lâché dans le troupeau des moutons surréalistes" (BV, 45) – est un fightballeur/fightwriter, "un poète en vertiges" (BV, 23) qui fait dérailler la langue à coups de calembours et de mots-valises, d’homophonies et d’inventions trash. Dans son texte écrit avec le Nox pour/contre le Nox, Sylvain Courtoux ne donne pas dans la même gouaille ; prenant davantage ses distances par rapport au topos du "poète maudit", il crée un type, le Noxien, dans le même temps qu’une forme nouvelle d’écriture de soi : journal d’un voleur, journal d’un fou, confession d’un toxico qui se penche sur sa dépendance au fameux hypnotique, témoignage ou journal de bord médical, Stillnox est encore et surtout une autofiction risquée – tant par la radicalité de l’exploration que l’ancrage référentiel (par exemple, presque aucun nom propre n’est fictif) –, un journal d’écriture qui s’inscrit dans le prolongement des avant-gardes historiques et, plus généralement, dans la modernité, et ressortit même par moments à l’essai théorique et critique qui offre une autoanalyse de sa situation dans le champ. Chef-d’œuvre polyphonique et kaléidoscopique, "conspiration cut-up", Stillnox est "une échappologie noire", une série d’"exercices de mort moléculaire" qui constituent une combinatoire baroque intégrant poèmes, diagrammes, reproductions iconographiques et documentaires, schéma cognitif façon Philippe Boisnard, inventions (typo)graphiques, discographie noxienne…
► David Sillanoli, Le Jus de la nuit, automne 2011, 144 pages, 15 €, ISBN : 978-2-84761-853-2.
Avec son Jus de la nuit, David Sillanoli nous fait entrer dans la boîte à fantasmes, celle qui a pour corollaire courant ce que l’on appelle la pollution nocturne ; mais ne sont ici éjaculés que des rêves/cauchemars – lesquels, du reste, ne sont pas tous de nature érotique : sont au RV situations terrifiantes, incongrues ou sadiques. Le ciment de ces fragments en vers anti-épiques dont certains titres sont en fait des anti-titres ("Vacances de rêve", "Putain de surprise"…) : montrer en quoi nos représentations non seulement conscientes, mais aussi inconscientes, sont informées par la sous-culture ambiante (jeux vidéo, westerns, séries TV ou films low cost…). De cet ensemble inégal se dégage, par exemple, un montage en parallèle entre sexe et chiens qui débouche sur ceci :
"je suis toujours à poil
avec une trique infernale
et le feu sous la cocotte
je sais que les chiens
sont en train de cuire
et ils me regardent en silence
et je n’ai aucune pitié" (p. 59)…
Voilà de quoi réjouir un pays cabophile !
► Contre-attaques, n° 2, été 2011, 504 pages, 23 €, ISBN : 978-2-84761-861-7.
De cette deuxième somme (lire notre compte rendu du précédent numéro) dont on ne peut que saluer la richesse, la diversité et le ton libre & critique, on ne donnera ici, bien évidemment, qu’un aperçu. De quoi, on l’espère, vous donner l’envie de la laisser sur votre table de chevet pour vous y plonger chaque soir. Dès la première salve annonçant un détonnant dossier Jean-Marc Rouillan / Daniel Bensaïd / Henri Lefebvre / Pierre Goldman (une quarantaine de pages signées Rouillan, dont Laurence Denimal dresse un intéressant portrait, article de Michael Löwy intitulé "Daniel Bensaïd ou l’esprit de résistance", etc.), Véronique Bergen donne le la : "Le principe d’opposition frontal au système en place est-il encore valide alors que l’état de choses capitaliste a basculé d’un modèle disciplinaire à une société de contrôle ?" (p. 9) ; "la posture de la résistance n’est-elle pas en passe de se poser comme le sursaut vital de ceux qui entendent choisir leur présent et leur avenir, sans les voir confisqués par les dirigeants du Nouvel Ordre Mondial ?" (10). Sophie Wahnich, elle, se demande si la nécessaire révolution n’est pas d’ordre sensualiste… Du terrorisme à l’errorisme, il n’y a qu’un pas, que franchit allègrement Stéphane Nowak Papantoniou ; parmi les "déclarations erroristes" : "Nous sommes des erreurs / parce que nous achetons du vide et vendons du rien" (421)… On retiendra encore les photos de Myr Muratet, qui, dans "Wasteland", "interroge les notions d’occupation et d’invasion depuis vingt-trois friches urbaines de Seine-Saint-Denis" (96-113)… Ou encore les deux textes de Charles Pennequin ("La Parole vraie" et "La Fin des poux") – à qui nous devons le collage à partir duquel a été élaboré notre bandeau. Charles Pennequin, pour qui "la poésie c’est la parole traversée" (17). Charles Pennequin avec lequel il nous faut méditer pour terminer notre rapide horizon : "NOUS DÉCLINONS / NOTRE IDENTITÉ / CAR NOUS SOMMES / DANS LE DÉCLIN / ET DANS TOUT DÉCLIN / IL FAUDRA DÉCLINER" (357)…