Théorie du fictionnaire, Dominiq Jenvrey, ed. Questions théoriques, 2011, 61 p. 8€50 [ISBN : 978-2-91713111-4]
Chronique
"Le futur de la littérature sera extraterrestre ou à peu près" (p.36)
Il est évident que citer cet énoncé, d’emblée, et même avec les pincettes de guillemets, cela revient à débuter par une provocation. Provocation demandant alors de justifier.
Et c’est justement là, dans cet art de la justification fictionnelle, d’une logique conceptuelle, que se place Dominiq Jenvrey.
Mais revenons au contexte de ce petit livre. Il est édité par les éditions Questions théoriques, qui est l’appendice éditorial d’auteurs que l’on retrouvait chez al dante, notamment et surtout Christophe Hanna, qui préface ce texte.
La préface d’Hanna — qui à elle seule mériterait un article tant elle est intéressante — est à lire dans la continuité de son premier essai Poésie action directe et de ses autres textes publiés chez Questions théoriques. Elle tente de réfléchir une critique de l’approche que nous pouvons avoir d’un texte littéraire, d’une oeuvre d’art, ou encore d’un Sumo. Quelles sont les catégories apriori qui structurent notre possibilité de perception du réel, à savoir d’appréhension de ce qui survient. Et c’est sans doute selon cet angle que le texte a intéressé Hanna, car non seulement son objet porte sur des fictions futures qui devront inventer la langue de la rencontre avec un E.T, mais en plus formellement, Dominiq Jenvrey invente une théorisation exogène au champ littéraire pour approcher la possibilité même de cette dite littérature. La possibilité d’une forme littéraire implique donc par contextualisation, le réagencement de la langue théorique, une possible mutation ou encore contamination. En bref une expérience ad hoc de l’approche conceptuelle. Mais, ici n’est pas l’aboutissement de ce que tente de mettre en évidence Hanna, en effet, c’est la dimension pragmatique communautaire qu’il vise. Ainsi, selon lui, ce que doit pouvoir opérer le texte littéraire tient à la possibilité, non pas "de mettre à distance (…) la vie sociale" mais bien au contraire de la "réorganiser de l’intérieur" en modifiant, en déplaçant les qualifications descriptives propres à nos "expériences communes". Mais tout cela en quel sens ?
Pour bien saisir cette possibilité décrite par Hanna, il nous faut bien comprendre l’enjeu que pose Dominik Jenvrey. L’auteur explique d’emblée que ce qui travaille la pensée commune, la pensée de notre espèce, ne serait autre que le futur. "Il représente le constituant de notre aventure ici". Cet énoncé, comme tous les autres, Jenvrey ne les justifie pas. Certes il se pourrait qu’il soit juste, mais ce n’est pas son propos que de faire une théorie justifiée, reposant sur des schèmes pré-contextués. C’est pourquoi son texte est une théorie fictionnelle, à savoir théorie qui invente ses propres conditions d’existence. Chaque position qu’il va exprimer n’est pas de l’ordre de l’objectivité mais de l’invention conceptuelle qui propose le cadre d’une objectivité relative.
Donc la communauté humaine est travaillée par le futur, et c’est là son trait distinctif. Il est ouvert à(nous ne pouvons ignorer ici tout l’apport historique de la phénoménologie dans cette description de Heidegger à Sartre). Or, logiquement, se pose la question, qui est celle d’un programme : comment parler de ce futur, en tant que cela dont on parle ne s’est pas encore présenté et pourrait donner lieu à des actions inédites et donc un langage inédit ? Ce qui peut parler de ce futur, c’est justement la littérature. La littérature en tant qu’elle est le lieu de l’invention, à savoir de la déformation, distorsion, expansion de la réalité pensée en un temps présent. La littérature est le lieu même de toute forme de futurologie, car justement, sa qualité est de constituer des fictions, qui même improbables, sont cependant des potentialités réelles pour l’homme. Ce qui intéresse Jenvrey n’est pas de l’ordre de la micro-ficion, ou de la dérive subjective psychologique, mais tout à l’inverse la littérature en tant qu’elle a une ambition totale : description totale des possibles de l’espèce humaine. Ainsi la littérature devrait avoir pour exigence de poser la question même de la totalité de notre espèce, de notre monde, en tant qu’ouvert au futur. La littérature en tant que lieu même de la fiction serait à même de poser par une logique radicale animant sa fictionnalisation, la possibilité d’actions futures de notre espèce.
Or, il est évident, que s’il s’agit d’avoir des prédictions liées aux connaissances acquises, ce n’est pas la littérature qui pourra véritablement les établir. Popper l’explique parfaitement, les prédictions sont de l’ordre des sciences : elles sont des conséquences théorico-expérimentales qu’il s’agit de tester, afin de déterminer le plus précisément possible les domaines conditionnels de vérification. En ce sens la littérature, si elle doit se nourrir de ce qui existe, il est évident que sa force c’est de pouvoir sortir de la prédiction, pour la prophétie, ou bien une perspective visionnaire. La prophétie littéraire n’est pas seulement de l’ordre de la description de la situation inédite (fiction situationnelle), mais elle ouvre à la possibilité de la résolution de la situation inédite par l’action inédite. "La littérature résout des problèmes par les conceptions fictionnels" (p.24) et ceci en offrant la possibilité de l’expérience de pensée.
Dès lors, l’expérience à laquelle va inviter Jenvrey, expérience du futur, est celle de la rencontre d’un E.T (extra-terrestre). Action inédite pour l’espèce, même si elle semble avoir été vécue au niveau subjectif. Cette expérience, nous l’avons appris dès la publication de l’Exp.Tot, est une expérience totale (remise en cause des dogmes et apriori de la singularité exclusive de l’intelligence de l’homme dans l’univers, auto-fondés sur les fictionnalisations onto-théologiques). Expérience totale que seule la littérature pourrait énoncer en tant que par sa fictionnalisation : 1/ elle peut penser la totalité, 2/ elle peut inventer des logiques qui ne sont pas historiquement encore établies; 3/ elle peut inveter les concepts pour dire ce qui est inédit.
Donc : la littérature se révèle être ce qui prépare — par la fiction et le travail du fictionnaire — l’homme actuel aux possibles du monde futur et lui propose fictionnellement des actions inédites. Ce qui amène que le lecteur verra par sa confrotation à la fiction, une forme d’étonnement lui développant son intuition.
En ce sens, la littérature appelle une forme pragmatique de confrontation de l’homme présent aux possibles futurs. C’est pourquoi, avec une certaine drôlerie, Jenvrey conclut son petit essai par des résolutions de questions qui pourraient se poser : "Que dois-je faire si je suis enlevé par des extraterrestres ?" "La rencontre extraterrestre est-elle soluble dans le capitalisme ?"
Ce livre de Jenvrey, une nouvelle fois est assez passionnant, travaillant sur les conditions de possibilité d’une littérature dans un contexte total futur. Reste, toujours une légère déception : que pourrait être cette littérature ? Est-ce que la littérature est le lieu propre de ce questionnement ? Qu’en est-il des technologies de l’image ? Est-ce que la prétention pragmatique de transformation de la communauté ne serait pas illusoire, ou encore a-t-elle un sens en-dehors de la logique de la théorie fictionnelle ?