Jérôme Fenoglio et Hishasi Murayama : FUKUSHIMA AN III : sur la côte dévastée, la peur et la colère, Le Monde.fr, 20 janvier 2014.
ESSAYEZ DONC D’EMPAQUETER LA RADIOACTIVITÉ !
Ce qu’on va lire procède quasiment à la lettre de passages tirés de ce reportage (d’où les guillemets) : ma seule intervention consiste dans leur montage, la disposition versifiée et une ponctuation différente.
Il m’a semblé que ce n’était pas un mauvais moyen d’attirer l’attention sur ce travail absolument bouleversant de Jérôme Fenoglio (pour le texte) et de Hishasi Murayama (pour les images) qui nous rappelle que la catastrophe dure et perdure trois ans après le tsunami et ses suites nucléaires.
– & qu’elle me concerne au premier chef et nous tous, aujourd’hui comme hier & toutes les années qui suivront, par l’air que nous respirons, la pluie, la neige, le brouillard et le vent, les ruisseaux, les rivières, les torrents et les lacs, & la mer & le sable, la terre & la poussière & la cendre & le feu & l’invisible même que nous partageons avec tous les vivants de toutes espèces jusqu’aux plus infimes & au plus ignorées.
– & la nourriture que nous avalons, & l’eau que nous utilisons & la fenêtre que nous ouvrons & la moindre fleur cueillie n’importe où pour son parfum ou sa beauté & n’importe quel bac à jeux de cour d’école par un beau printemps dans n’importe quelle ville à proximité de n’importe quelle vieille centrale nucl&aire française.
-& ce n’est qu’un aperçu !
© Photo de H. Murayama.
♦♦♦♦♦
« Dans le nord du Tohoku
le tsunami
a bouleversé l’espace
Dans le sud
la catastrophe nucléaire
a modifié le temps. »
*
« À Akoogi
comme partout
les déchets des nettoyages
finissent dans une prison de toile
Empaquetée
la radioactivité reste
un problème insoluble. »
*
« C’est absurde, dit Hiroshi Kanno
un fermier évacué
d’un des hameaux les plus contaminés
de la commune voisine de Katsurao :
On m’interdit de dormir chez moi
mais on me demande de passer
des journées entières à ratisser
les feuilles et à couper
les branches irradiées
des arbres du voisinage. »
*
« Comment faire cuire les sacs de riz fournis
quand on n’a pas assez
d’eau douce ?
Comment stocker le carburant
quand toutes les cuves ont été noyées
ou flottent sur l’océan ?
– Futoshi Toba semblait trouver un moment
pour chaque problème
un mot pour chaque survivant
mais il ne prenait qu’à peine le temps
d’évoquer sa propre maison
rasée par le flot
et sa femme disparue. »
*
« En perdant leur maison
les habitants ont perdu
leur mémoire.
Ils ne sont plus attachés
à rien
ils sont incapables
de se projeter dans l’avenir
dit Masayuki Kimura
le dernier pâtissier en activité
à Rikuzen-Takata. »
*
« Le tsunami lui a enlevé
son mari
et ses trois petites-filles :
Lorsque l’alerte a été donnée
il est allé les chercher à l’école
la vague
les a rattrapés. »
*
« Les gens d’ici
sont imprégnés
de cette culture
de ne rien dire
de leurs tourments
de prendre sur eux
et d’aller de l’avant
dit un Américain
qui monte des spectacles de clowns
dans les écoles de la région. »
*
« Quand nous sommes arrivés à Otsuchi
le plus gros de la cité
n’était plus qu’un amas
de cendres et de tôles fondues
une boue noirâtre
dégageait une odeur âcre
Trois ans plus tard l’odeur
s’est dissipée
les débris
ont été déblayés
Le traumatisme reste
intact. »
*
« Dit le moine Shumyo Ohgayu :
Les gens ont vécu
des choses terribles ici
leur peur
ne pourra jamais s’effacer
les familles
ne peuvent pas être apaisées
elles n’ont pas pu
accomplir leurs rites funéraires
elles continuent
de traîner leur angoisse
à Otsuchi. »
*
« Le gaz enflammé
volait encore dans les airs
le paysage
était hallucinant
on aurait cru
à un bombardement atomique
– Comprenant
qu’il ne reverrait pas ses parents
Mitsugi Sasaki a décidé
de ne pas repartir
comme pour veiller
sur ces morts introuvables. »
*
« La grande offensive
de constructions routières
trouble Akiko Iwasaki
dont le ryokan
a servi de refuge
aux survivants des environs :
Le tsunami a montré
combien étaient utiles
les chemins des ancêtres
pendant des jours
ce sont ces passages oubliés
qui ont sauvé les rescapés
les routes côtières
n’ont servi
à rien
on ne peut pas continuer
à construire
contre la nature
l’eau reviendra
on doit apprendre
à mieux vivre avec. »
*
« Les mers de débris
sont devenues des terrains vagues.
sur la côte du Tohoku
Là où se trouvaient des ports
des quartiers des zones industrielles
ne restent que des friches
envahies d’herbes folles
cernées par des presqu’îles
et des montagnes sublimes. »
*
« À Taro
au nord du Tohoku
une muraille de béton
toujours s’interpose
entre l’océan
et un no man’s land
haute de 10 mètres
vieille de cinquante ans
une digue
reste posée là
au-dessus de ce village
qu’elle n’a pu protéger
vestige des temps
où les hommes pensaient pouvoir
résister aux éléments. »
*
« Aujourd’hui à Taro
on repasse aux visiteurs
les vidéos qui ont fait le tour du monde
ces images du 11 mars 2011
où l’on voit
l’eau s’envoler au-dessus du béton
puis tournoyer à l’intérieur
engloutissant les maisons
dans un bouillon mortel
– Quelques jours après les rescapés
montraient ces vidéos
sur leur téléphone
comme pour se convaincre
que l’inimaginable
avait bien eu lieu
Je savais
que c’était possible
dit un « initié »
mais quand je vois les images
je ne peux toujours pas croire
que ce soit arrivé de cette façon. »
*
« On va construire
un nouveau mur
encore plus haut :
Personne
n’a encore vécu
derrière un mur de 14 mètres
alors
personne
ne se rend bien compte
de ce que cela représente
de n’avoir plus accès
à la mer
– et puis même derrière un mur
on sait qu’une vague reviendra
forcément. »
*
« Certains pêcheurs
ne peuvent plus
partir en mer
même le bruit
de l’océan
leur fait peur :
Mon fils
parlait de reprendre
mon bateau un jour
aujourd’hui
il ne veut plus
approcher de l’eau. »
*
« À Fukushima
Pour lutter contre ses peurs
Tomoko cultive des roses
dans un jardin
mais les vies
se désaccordent
les solidarités
se défont
le divorce
grimpe en flèche
on redoute souvent
les évacués
les victimes
se sentent coupables
– Merci Tepco
maintenant je goûte aux joies
d’une nouvelle vie
j’ai découvert l’agrément
des habitats temporaires
et je passe ma journée à la machine à sous. »