[Libr-relecture] TOURNESOL ISOU RABU, par Johan Grzelczyk

[Libr-relecture] TOURNESOL ISOU RABU, par Johan Grzelczyk

septembre 19, 2012
in Category: chroniques, Livres reçus, recherches, UNE
0 3803 3

On lira avec grand intérêt cette analyse fouillée, signée Johan Grzelczyk,  qui propose une autre lecture que celle publiée par Sylvain Courtoux dès la parution du dernier roman d’Emmanuel Rabu, Futur fleuve (Léo Scheer, automne 2011).

TOURNESOL ISOU RABU

 

Emmanuel Rabu situe l’action de son dernier ouvrage en date, Futur fleuve, après "l’impact", soit un accident majeur dont on ne saura à peu près rien. Dans un univers post-apocalyptique, des grappes de survivants se déplacent d’un point à un autre, sans autre ambition apparente que celle consistant à poursuivre tant bien que mal leur chemin. Tout au long de ce court et dense récit, le lecteur suit plus précisément un groupe d’une dizaine d’individus visiblement mus par leur seule volonté d’aller de l’avant, sans assurance aucune que cela puisse les mener où que ce soit. L’existence de ces personnages, entièrement tournée vers l’acquisition des moyens concrets de leur survie et de leur migration (nourriture, eau, médicaments, essence…), semble frappée du sceau de l’absurde.

Pareille situation pourrait conduire à un récit dystopique mettant en garde contre la folie naturelle des hommes, la tendance au totalitarisme ou encore les dangers du nucléaire. Mais il apparaît rapidement que l’objectif d’Emmanuel Rabu est tout autre, son propos à mille lieux des poncifs du genre. Futur fleuve n’est ni une contre-utopie, ni un énième succédané du Mad Max de George Miller. L’auteur se garde bien de porter un quelconque jugement sur le monde qu’il imagine (qu’il observe ?), il se contente de le décrire avec la plus grande objectivité. Et ce qu’il relate, à travers le récit de cette fuite en avant, c’est essentiellement un monde non pas "en mutation" mais de mutations.

A ce titre, la domestication animale est utilisée comme paradigme des transformations observées. Un long passage est notamment consacré aux expériences de Dimitri Belyaev tendant à démontrer la capacité d’une espèce animale donnée, en l’occurrence les loups, à muter vers une espèce autre – les chiens, par le biais d’un protocole de domestication comportementale (p. 55-59). Le conditionnement du comportement conduirait donc à des métamorphoses d’ordre physiologiques, morphologiques ou encore  génétiques. Se référant à cette expérience historiquement avérée, ainsi qu’à d’autres notions empruntées au domaine des sciences telles que l’"évolution insulaire" (64), Emmanuel Rabu dépeint un monde grouillant d’"organismes autochtones" (63-64), d’"organismes pluriels" et autres "polyorganismes" (67), soit d’êtres vivants composites. Certains sont clairement désignés, nommés – c’est le cas des « gorilles sophistiqués » et des « Louis XIII (hybride du lynx, du serval et du chat domestique) » (89) -, tous sont proprement monstrueux au sens où ils présentent les traits caractéristiques d’espèces (et non simplement de races) différentes.

Pour le dire autrement, le monde décrit par Rabu est un monde contre-nature ou plutôt post-naturel. Tout se passe comme si, suite à « l’impact », les règles de l’univers avaient été si profondément remises en cause que ce qui, hier, était tout simplement matériellement impossible, appartenait dorénavant à la réalité. Du reste, l’existence d’animaux issus du croisement d’espèces différentes n’est pas l’unique aberration évoquée. Témoigne également de l’effondrement des frontières ontologiques d’autrefois l’existence d’êtres relevant tout à la fois de l’ordre du vivant et de la matière inerte. Elle-même décrite comme un « amalgame de végétation et de feu »[1], la jungle accueille d’étranges animaux présentant la particularité de posséder des connecteurs de type jack sur le crâne. Dans le même ordre d’idée, que dire de ces "poissons-astéroides" (94) dont on ne sait s’ils peuplent les eaux ou les cieux…

Si à aucun moment, dans Futur Fleuve, Emmanuel Rabu ne s’attarde sur la question de savoir comment pareilles hybridations (entre espèces différentes ou entre matières organique et inorganique) sont devenues possibles, il apparaît cependant que cette évolution n’est pas le fait de la nature elle-même – quand bien même elle aurait été profondément bouleversée – mais bien le fruit d’artifices conçus afin de s’y adapter, voire d’y remédier[2]. Décrite comme un immense territoire contaminé devenu impropre à la vie, tout se passe comme si la Terre exigeait de multiples mutations de la part de ses habitants. L’évolution naturelle des espèces se double donc ici d’un « processus d’artificialisation [jugé] irréversible » (104), d’une (r)évolution patiemment construite.

Cette dernière comporte bien des degrés de sophistication. D’une certaine manière, la marchandisation du corps (« Muqueuses contre médoc » – p. 52) en est un premier symptôme et l’invention de drogues permettant aux êtres humains de ressentir les choses à la manière des animaux (66) en est une manifestation a minima. Toutefois, les mutations observées prennent également des formes bien moins anecdotiques. Le phénomène d’hybridation noté chez les animaux non humains concerne également l’espèce humaine dont on modifie certains représentants, en leur adjoignant par exemple de nouveaux membres artificiels. Ces êtres humains à technologie embarquée, que l’on dénomme « cyborgs », côtoient en outre des individus pleinement artificiels, de purs artefacts. Androïdes et gynoïdes n’ont plus d’humaine que l’apparence.

Tel est donc l’univers post-naturel de l’après « impact ». Reposant sur des hybridations en tout genre, il remet en cause dans sa conception même notre monde contemporain qui cependant l’annonce par bien des aspects. Parmi ceux-ci on citera par exemple la fascination de notre époque pour les mutations de toutes sortes (et son corollaire rétrograde : la nostalgie d’une pureté largement fantasmée) comme la capacité de la médecine contemporaine à remédier à certains handicaps par l’implant de prothèses ultra sophistiquées. On pourrait tout aussi bien évoquer, au titre de ces phénomènes annonciateurs, la manière dont les nouvelles technologies de l’information ont modifié notre façon de communiquer, nous permettant d’échanger et d’associer en ligne fichiers texte, hypertexte, image et son. Précisément, le monde de l’après-impact est également décrit par Emmanuel Rabu comme étant celui du "post-texte" (71), cette locution désignant un ensemble de signifiants disparates (combinaison d’éléments picturaux, sonores, vidéos, langagiers, etc.) permettant de faire entendre un propos de manière non exclusivement textuel.

Cette évolution/hybridation du langage n’est pas sans renvoyer directement à la pratique de l’auteur : la prose d’Emmanuel Rabu participe, dans sa forme même, de ce qu’elle décrit. Réflexion sur le monde tel qu’il pourrait advenir (tel qu’il serait en train de devenir ?), Futur Fleuve est aussi un exercice de style interrogeant de l’intérieur les potentialités de l’écriture et l’usage qu’il est aujourd’hui possible d’en faire. Au nombre de ces interrogations, on trouve notamment celle concernant le genre littéraire, notion qui est ici radicalement remise en cause. Futur Fleuve emprunte indifféremment aux registres du roman d’anticipation, de la poésie, de l’essai. En outre, il participe autant des catégories extra-littéraires que sont la liste et le mode d’emploi…

Objet Littéraire Non Identifié, littérature hybride, Futur fleuve partage cette singularité avec le précédent ouvrage de l’auteur. Tryphon Tournesol et Isidore Isou (Seuil, 2007) associait déjà différents registres sous la forme d’un essai de littérature comparée construisant une analogie insolite entre le fameux professeur Tournesol, personnage de Bande Dessinée de Hergé, et Isidore Isou, créateur du Lettrisme. De ce point de vue, le choix de ces deux figures n’était nullement anodin. C’est en effet précisément pour leur capacité supposée à marier des éléments disparates – aussi hétéroclites que le sont ce personnage de fiction et cette figure historique de la littérature l’un par rapport à l’autre[3] – que Rabu a choisi de les réunir au sein de cette étude. Tandis que "le Lettrisme a systématisé l’hybridation générique" (TT et II, p. 34), le professeur Tournesol a quant à lui inventé, dans Les Bijoux de la Castafiore, le Supercolor Tryphonar soit le "premier interface aléatoire de génération et de retraitement d’images et de sons" (35). L’un et l’autre ont donc partagé, à la même époque, cette même intuition : il est possible et même souhaitable de créer de nouvelles formes en partant de formes préexistantes et en les associant librement. C’est peu dire qu’en tant qu’auteur Emmanuel Rabu applique à la lettre ce précieux enseignement.

Mélange des registres, association d’éléments issus de la culture populaire et de la culture savante (scientifique, littéraire, etc.), on voit là que pour singulière qu’elle soit la démarche de Rabu s’inscrit toutefois dans une certaine tradition, allant du postmodernisme à l’Avant-pop. Du reste, son intérêt pour l’hybridation conçue cette fois comme mode opératoire, amène l’auteur à réactiver certains dispositifs narratifs empruntés à l’histoire de sa discipline (cadavre exquis, cut-up, etc.), plus précisément à ce qui en a constitué l’avant-garde.

Rabu aime notamment à emprunter des textes ne lui appartenant pas et à les recycler en les mariant à ses propres mots. Parfois l’emprunt – fidèle à l’original ou sciemment tronqué – prend la forme d’une citation revendiquée (utilisation des guillemets et précisions d’usage quant à la source[4]), d’autres fois il est volontairement dissimulé, jouant du plagiat comme d’un dispositif littéraire parmi d’autres[5].

Se plaçant notamment sous les bons hospices d’Isidore Isou – dont il écrit : « il n’invente pas de techniques […], il hybride" (TT et II, p. 34) –, Emmanuel Rabu construit son énoncé en associant ses propres mots à ceux extraits d’oeuvres préexistantes. Il utilise ainsi les phrases ou groupes de phrases d’autres auteurs comme nous usons tous des mots du langage commun pour concevoir notre discours propre. Il en va d’ailleurs de même avec les langues que Rabu associe librement au sein de son sabir iconoclaste. Les noms propres utilisés, ceux des personnages (Ada, Sven, Doutzen, Volker, Selakren…) comme ceux des lieux qu’ils traversent (ENUMA ELISH, DOMINUS FLEVIT, INVITROGEN, BIOGEN EDEC, AGROPUR[6]…), témoignent de cette tendance. Futur fleuve est ainsi constitué de multiples strates de textes d’origines diverses et qui, selon leur nature, s’entremêlent entre elles ou se superposent les unes aux autres.  

Ce jeu sur les strates de langage est de surcroît concrétisé par l’aspect visuel du texte imprimé, domaine formel sur lequel Emmanuel Rabu intervient également. L’emploi des espaces vierges plus ou moins importants ainsi qu’une mise en page ponctuelle par colonnes créent artificiellement sections et sous-sections au sein de la narration tout comme les retours à la ligne d’apparence arbitraire produisent un effet de versification inattendu. Par ailleurs l’auteur joue également des règles de typographie (dimension des caractères, emploi des majuscules, etc.) comme de l’usage des notes de bas de page (parfois plus longues que les phrases qu’elles sont censées compléter). Ces différentes contraintes formelles portant sur l’aspect visuel du texte imprimé[7] concrétisent la diversité des strates constituant le post-texte rabusien en même temps qu’elles participent pleinement du renouvellement de l’expérience de lecture. 

On l’aura compris, de même qu’on ne saurait considérer le Festin nu de William S. Burroughs comme un simple roman de science-fiction, il serait vain de réduire Futur fleuve d’Emmanuel Rabu à une littérature de genre quelle qu’elle soit. Son propos est ailleurs et recouvre principalement une certaine fascination pour les mutations de notre monde. Encore faut-il préciser que celles-ci ne sont pas simplement observées, encore moins imaginées, mais bien volontairement accompagnées par le geste d’écriture qui les révèle. L’expérience de l’hybridation littéraire interroge de l’intérieur le récit de l’évolution du vivant. Partie prenante du propos qui est le sien, elle vise notamment à une déstabilisation du lecteur. Avec Futur fleuve, Emmabuel Rabu décrit autant qu’il nous permet de vivre l’expérience de cette déstabilisation. Il l’évoque autant qu’il la provoque. Hybrider les êtres comme les mots, les associer de manière nouvelle sans se soucier de leur différence supposée ou réelle de nature et de statut, les faire muter au gré de notre, de leur fantaisie, c’est faire (faire) un pas de côté, déstabiliser l’ordre établi, permettre d’appréhender différemment le monde existant, voire de le modifier significativement.

A la fois complexe et ésotérique, dense et précise, l’écriture d’Emmanuel Rabu grouille de références en tout genre et de fulgurances esthétiques[8]. Pourtant l’essentiel n’est pas là. Les pépites formelles qui régalent le lecteur valent essentiellement pour leur pouvoir supposé. L’ambition littéraire se met ici au service d’un possible qui, participant pleinement de l’évolution du monde, excède le seul champ des mots.

 

 

 

Johan GRZELCZYK



[1] FF, p.81. Ailleurs, Rabu décrit un granit dans lequel s’agglomèrent de manière incompréhensible « des muscles vivants nourris aux alluvions et aux orages » (FF, p.33). On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’au petit jeu du name dropping, ce soient "les machines à chier de Wim Delwoye" qui soient évoquées (FF, p.81).

[2] Cette adaptation artificielle à l’évolution naturelle du vivant ne va pas sans représenter une certaine menace à l’encontre de cette dernière. Ainsi, dans Tryphon Tournesol et Isidore Isou, Emmanuel Rabu précise que l’existence de « l’homme artificiel […] menace l’ordre "naturel" (biologique) du monde" (TT et II, Seuil, 2007, p.47).

[3] Ce type d’association iconoclaste et ludique est au cœur du dispositif littéraire d’Emmanuel Rabu. C’est ainsi que son opuscule Cargo culte (Dernier télégramme, 2007) repose quant à lui sur l’équation « Diego Rodriguez de Silva y VELASQUEZ + Eleanor VELASCO Thornton x Raymond Roussel = Melody Nelson » (CC, p. 24).

[4] Cf. par exemple, FF, p. 61 : " Les textes figurant dans les marges, ont été prélevés dans un article de Sophie Licari : Emergence des morphotypes primitifs et lupoïdes et leur iconographie ; Cynophilie Française – 3e trim. 2007". On soulignera à ce propos que, dans ce cas, la source fait partie du corps du texte et n’est nullement renvoyée en note de pas de page – dont l’auteur fait pourtant une utilisation importante -, comme c’est pourtant l’usage.

[5] Cf. FF, p.105 où Rabu utilise l’exacte définition du terme « accommodat » proposée par le Petit Robert sans citer la source.

[6] Dans Futur fleuve, les noms de lieux sont systématiquement écrits en lettres majuscules.

[7] Le lecteur attentif aura peut-être noté celle qui semble prévaloir au choix des titres des livres d’Emmanuel Rabu : Cargo Culte, Tryphon Tournesol et Isidore Isou, Futur Fleuve…

 

[8] « VIGNE ceinte à claire-voie d’un treillis, Vierge Viagra » (FF, p. 18)

, , , , , , , , , , , , , , ,
rédaction

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *