Benoît RITT, Nation, Al dante, septembre 2010 (en librairie depuis hier), 80 pages, 13 €, ISBN : 978-2-84761-868-6.
La période transséculaire qu’ont constitué ces vingt dernières années a enregistré bon nombre de dispositifs critiques, dont l’une des formes les plus intéressantes est la dystopie : que l’on songe, pour ne citer que les plus récents, à Nihil, inc. de Sylvain Courtoux (Al dante, 2008), au Répertoire des îles du groupe Ultralab (Burozoïque, 2009), ou encore à S614 de Xavier Serrano (Imho, 2010). "Fable sans morale", "allégorie aux correspondances immédiates" et "utopie en fonction", Nation de Benoît Ritt, pour être moins abouti que ces références déjà incontournables, n’en est pas moins très stimulant. D’autant qu’il s’agit du premier livre de ce jeune écrivain de trente-trois ans : quel étonnement que de mesurer le chemin accompli par celui dont on a accompagné les débuts (Prix de la nouvelle de la ville de Lille en 1996) !
Présentation éditoriale :
Nation : entre fable contemporaine et récit futuriste, ce texte nous raconte la naissance, la vocation, l’apogée, le déclin, la fin et la disparition de Nation, état global et totalitaire où chacun est un fragment, une pièce du puzzle nation ; où tout savoir est interdit au public, enfermé, géré par une personne ne sachant rien déchiffrer d’autre que des chiffres ; où la transmission de la mémoire se fait par rituels et par des oeuvres iconographiques et statuaires. Dans les écoles de Nation, une seule discipline est nécessaire et suffisante : la Traduction. Nation nous est raconté par des traces écrites retrouvées : Actes de Nation, Histoire de Nation, Livret d’explication de la pratique de Traduction, ou encore des bribes d’enregistrements de ministres ou de présidents émergeant de cette froide littérature propagandiste, les fragments d’un journal intitulé Souvenirs de Nation, qui semble écrit par un vagabond, un errant appelé Le Poète. Et si ce vagabond était le grain de sable, la gravier à l’origine du dérapage de la machine ? Un superbe récit de science-fiction d’une contemporanéité et d’une actualité rares.
Chronique
"L’histoire du paradis terrestre ne relate donc pas seulement la chute de l’homme, mais celle du langage" (Paul Auster).
"Il me semble qu’existe une part de nous après laquelle nous courons sans cesse – un imaginaire qui nous fait défaut, un trait de caractère, une vigueur. Augmentés de cette part, notre vie serait complète" (Nation, p. 79)."
Nation est un paradoxe :
Conforme au schéma dramatique pyramidal (naissance–vocation–apogée–déclin–fin–disparition), le texte est cependant des plus composites, constitué d’extraits et de fragments divers faisant alterner troisième et première personne : pages de documents officiels (Actes de Nation, Histoire de Nation, Livret d’accueil aux nouveaux arrivants, Livret d’explication de la pratique de traduction, Manuel d’utilisation des commerces de Nation, Législation sur la création), affiche "Décalogue" et chroniques retrouvées, rapports et notes de service, inscriptions anonymes et anonymes Souvenirs de Nation, enregistrements audio d’une annonce et de conversations du président…
Bien que ressortissant au paradigme futuriste, Nation est l’agencement de matériaux se rapportant à un monde perdu.
La barre oblique de la couverture marque nettement la séparation entre principe et réalisation concrète, réel et fictif, actuel et virtuel. Nation est une antonomase – transformation d’un nom commun en nom propre. Nation est à la fois un univers social à part entière et la création numérique du Poète, l’exclu de la Cité (d’où l’invitation finale à continuer la visite du "site de Nation").
Nation est à la fois étrange et familier – infamilier.
"Nation est une fable sans morale" :
"Certains disent que Nation a mille ans ; d’autres murmurent que Nation a toujours vécu. Le reste clame que Nation n’a jamais existé" (p. 75).
En régime nationiste, le concept prévalant sur le territoire, Nation n’existe qu’en idée. Cet univers singulier regroupe en effet les caractéristiques de l’utopie : "commencement et fin" en tant que presqu’île (p. 23), il est insituable et indéfini ; son existence est donc problématique.
Son étrangeté frappe d’emblée. Le pays qui possède des "ancêtres aux mains promptes et aux têtes insulaires" est un palais de glaces dépassant les antinomies entre tout et parties, centre et périphérie – à ce point autotélique que son histoire se déroule entre autoengendrement et autodestruction. Ce no man’s land qui se développe en ligne brisée est administré par un président nomade et compte un Ministère du Plan de la Matière, un Ministère des Besoins Prévisibles, un Ministère de la Généalogie, avec son novarinien département de révision du Langage… Au reste, ce lieu insolite où l’activité principale est la traduction apparaît également comme un monde magique, puisque son nom même parvient à se substituer à celui de "bonheur" (cf. p. 26).
"Nation est une allégorie aux correspondances immédiates" :
Nation hypostasiée, ce lieu atopique offre un miroir critique à nos pseudo-démocraties minées par le repli nationaliste, la dérive secturitaire et le totalitarisme culturel. Face à un milieu hostile, les Nationaux acceptent l’enfermement dans un dédale d’où le vide est exclu comme dans un réseau de traduction hégémonique (traduction en novlangue sans doute) : dans un espace discursif où les mots se sont affranchis des choses règnent le pragmatisme, le matérialisme et l’ostracisme. Lequel est effectif, puisqu’à l’immigration choisie s’ajoute la ségrégation territoriale : "Afin de réfréner les émergences d’une pratique sociale spontanée, Nation dispersera un patrimoine canaille, sur lequel seront organisés des rassemblements ritualisés" (19).
La schize déréalisante est d’autant plus aliénante que triomphe la communication : seule la chronique est permise, la fiction est interdite, tout comme la lecture de livres (Nation cligne du côté de Fahrenheit 451). Au nom de la sécurité, les autochtones tombent dans la servitude volontaire, laissant libre cours à leurs phobies : approuvant les mesures liées au Contexte Environnemental Pathogène (CEP), ils sont en alerte continue.
Dans un tel monde absurde, le président ne peut que saluer ses "conationaux"…