On croit rêver : c’est bel et bien dans Le Monde des livres – daté de ce vendredi 9 janvier 2014 – que Marie Gil lance son appel-manifeste, "Pour la pensée littéraire"… (Comme chacun sait, ce haut lieu littéraire s’intéresse à la pensée littéraire et défend la création littéraire). Examinons-en la substantifique moëlle : « le nom "littérature" n’a plus de sens – et, cela, parce qu’on a dissocié la pensée et la création. En retirant son sens à la littérature, qui est un sens critique, nous avons accentué la perte de son aura dans la société ». En effet, réduit à une étiquette patrimoniale, il n’a plus de sens : et si on le remplaçait par "écriture", "création", "dispositif", "expérience transartistique" ?
Que vaut ce genre d’appel dans ce genre de publication ? Et sans aucune évaluation socioculturelle (quels facteurs peuvent-ils expliquer véritablement la perte du poids symbolique qui affecte la "littérature" ?) ? Et sans aucune référence précise ? Et sans cette honnêteté intellectuelle qui consiste à faire l’état des lieux des rapports entre pensée et littérature ?
Aucune pensée dans les fictions et écrits poétiques de Adely, Benfodil, Bertin, Brosseau, Butor, Cadiot, Chevillard, Courtoux, Delaume, Desportes, Doppelt, Espitallier, Ernaux, Game, Giraudon, Hanna, Jouet, Jourde, Lucot, Massera, Moussempès, Novarina, Prigent, Raharimanana ou Varetz, pour n’en citer que quelques-uns ? Rien sur les interrelations entre pensée et littérature depuis huit ans sur LIBR-CRITIQUE ?
Le second volet sur la rentrée P.O.L de janvier (Chaosmos de C. Carpentier et Good vibrations de B. Matthieussent) apportera son eau au moulin critique – celui de Marie Gil n’étant sans doute qu’un moulin à vent. À lire également : nos Libr-annonces. /FT/
Rentrée P.O.L (2), par Périne Pichon et Fabrice Thumerel
► Christophe Carpentier, Chaosmos, 416 pages, 19 €, ISBN : 978-2-8180-1936-8.
Présentation éditoriale. Chaosmos se compose de trois parties reliées entre elles par deux « Intermèdes du temps qui passe » qui, fonctionnant tels des couloirs du temps, déposent en douceur le lecteur dans chaque changement d’époque.
La première partie s’intitule L’Onde, et se déroule de juin 2020 à octobre 2022.
La seconde partie s’intitule L’Ode, et se déroule en mars 2043.
La troisième partie s’intitule L’Ordre, et se déroule en mai 2052.
Chaosmos est donc une vaste épopée romanesque dont la trame narrative s’étend sur plus de trente ans. Parce qu’il se passe dans un temps à venir, et parce qu’il tente de proposer une solution aux tensions individuelles et collectives qui gangrènent nos sociétés postmodernes, ce roman peut être considéré comme un roman d’anticipation sociale dans la lignée de 1984 d’Orwell, mais il est également un hommage à L’Odyssée d’Homère et aux héros de l’Antiquité grecque dont il opère une réactualisation lyrique, notamment dans la seconde partie intitulée L’Ode qui fonde une mythologie nouvelle, celle des Chaos Makers (les faiseurs de Chaos). Enfin, un troisième niveau de lecture fait de ce roman une réflexion sur l’avenir de la littérature en temps de crise, et notamment sur la possibilité d’une extinction graduelle de l’imaginaire et du genre romanesque au profit d’une littérature essentiellement axée sur les biographies et les autobiographies, deux genres qui pourraient redonner à l’humanité un sentiment d’unité et de cohérence.
Chaosmos est le deuxième roman chez P.O.L de Christophe Carpentier. Il a déjà publié, chez Denoël, Vie et mort de la cellule Trudaine 2008) et Le Parti de la jeunesse (2010).
Premières impressions. Chaosmos est une dystopie qui intègre d’autres modèles génériques : fantasy et SF, récit d’aventure, épopée, roman trash à l’américaine, fiction post-apocalyptique… Comme dans toute contre-utopie, ce roman constitué d’un chaos de mots est écrit au futur antérieur : notre temps est perçu avec nostalgie depuis un monde infernal régi par "une pure angoisse mondialisée" (p. 137), un chaos où ont disparu l’amour comme la littérature. Un exemple : "C’était inimaginable cette situation-là il y a trente ans, c’était comme qui dirait de la science-fiction. À cette époque on pouvait encore se projeter dans l’avenir […]. Aujourd’hui les faits n’autorisent plus l’espoir, ils ont pris le pouvoir" (p. 136)… Mais qu’est-ce que ce Chaosmos, cet onde chaotique ? La nature de la Révolution ayant changé, il s’agit d’une puissance de destruction fascinante qui se propage à grande vitesse, faisant de ses proies des prédateurs on ne peut plus cruels. Pour lui résister : les Francs-Tireurs Humanistes, les Brigades anti-Chaosmos. Et quand la seule façon de lui échapper est la déshumanisation… /FT/
► Brice Matthieussent, Good Vibrations, chronique pour quatre personnages, 544 pages, 22,50 €, ISBN 978-2-8180-1960-3.
L’école d’Art de la Ville doit traverser une grève estudiantine. Khaled, le sympathique magasinier de l’école, a disparu et quelques étudiants restent persuadés qu’il a été viré par la Ville. Mais en vérité personne ne sait ce qu’est devenu Khaled Mohadji, le comorien, chanteur occasionnel dans le groupe disco funk de ses frères, les Good Vibrations.
Or, comme pour protester contre cette disparition, le sol sur lequel repose l’école d’art se met à trembler sans que pour autant ce trouble sismique n’émeuve la Ville. Daria, étudiante photographe vibrant au son des Variations Goldberg, Nicolas, artiste bavard (artiste en langue) et Andréas, peintre fasciné par la matière terrestre, cherchent à comprendre le pourquoi de ces étranges « vibrations » qui affectent les fondations de leur école, mais également les rêves de la jeune fille, les hallucinations de Nicolas et la peinture d’Andréas.
« Je vous sens vibrer, je devine que pour vous l’art est affaire de vibrations, d’accord musical, de don, et je respecte tout à fait cette affaire-là, je dirais même qu’avec vous je défends haut et fort cette « propagation des ondes en milieu artistiques »… », assure à Daria une des membres de son jury d’examen. Voilà qui semble répondre à la formule de Goethe, placée en exergue du livre : « je ne me sens davantage moi-même que lorsque je vibre à l’unisson de l’autre, être humain, œuvre d’art ou paysage. » Vibrations artistiques et secousses telluriques agitent donc les trois étudiants jusqu’à ce que les ondes leur livrent la clef pour percer le « mystère Khaled ». En effet, ces quatre-là sont liés, « vibrent à l’unisson » pourrait-on dire. Dans la Ville austère, coincée dans de vieux préjugés, et pourtant détentrice d’un certain potentiel artistique, ils se découvrent, jusque dans leurs rêves… Daria, l’étudiante aux yeux vairons, semble le point central de cette « Chronique pour quatre personnages ». Ces yeux d’une couleur différente pour voir à la fois l’intérieur et l’extérieur des choses et son don d’empathie extraordinaire intriguent ses pairs. Elle « vibre », non seulement en présence de certaines œuvres d’art, mais également de certains individus, comme une illustration de la phrase de Goethe.
Les discours des uns et des autres, sur l’art, ce qui l’habite, ce qu’il donne à faire ressentir – sa vibration – se rencontrent dans ce roman. « Tu sais, je ne comprends pas grand-chose aux trucs que les étudiants fabriquent à l’école, mais l’art m’a toujours intéressé, intrigué, parfois choqué quand c’était trop osé, trop nu et trop vulgaire, du moins selon moi. Bref, je regarde, j’essaie de piger. […] Les tableaux d’Andréas, par contre, ils me font un peu peur, ils m’intriguent, ils me troublent, je pourrais passer des heures devant, à regarder sa peinture, à suivre les chemins de peinture, cette surface informe et grouillante, où je vois des signes mystérieux […] », confie Khaled. L’art semble impliquer une capacité à s’immerger dans une œuvre ou une matière…
Néanmoins, ces nombreux discours peuvent faire naître un doute : à force de trop parler, les personnages de Good Vibrations semblent défiler sur une scène de théâtre ou un écran de cinéma. L’école d’art enfouie sous la neige, la Ville anonyme, mais surtout les oraisons des personnages, que ce soient celles du directeur, habile orateur amoureux de La Panthère rose, de Khaled assis sur une chaise au milieu d’une gare pleine de gens endormis ou de Nicolas dont la matière à modeler est le langage ; ou les duos des deux agents d’entretien, presque trop rodés pour paraître naturels… tout cela évoque l’art du langage et sa représentation dans le théâtre. Perdu parmi ces artifices, ces mises en abyme d’une interrogation sur l’art, on perd progressivement la réalité du récit, on est happé par un univers de variations oniriques autant qu’artistique. Il ne faut donc pas s’étonner si l’action principale du roman finit en tableau…/PP/
Libr-événements
► Mardi 28 janvier 2014 à 20H30, Café de la mairie à St Sulpice (75006), soirée exceptionnelle Annie Richard : L’AUTOFICTION ET LES FEMMES : un chemin vers l’altruisme ? (éditions de L’Harmattan), avec Camille Laurens et Isabelle Grell.
Le principe vital de l’autobiographie traditionnelle est l’acte d’imposer à autrui, avec sans doute de moins en moins d’assurance, au prix d’un dévoilement total, son autoreprésentation des êtres et des choses.
L’autofiction s’en démarque nettement par la pleine conscience de la fiction à l’œuvre dans tout récit de soi et, paradoxalement, de la nécessité de la faire partager à autrui. Car pour que le monde existe, soit une réalité et non pas un délire, encore faut-il y faire entrer le lecteur, lecteur réel, sceptique, irrité, compatissant, comme tout interlocuteur dans la vraie vie. Dimension nécessaire, peu explorée à cause de la fascination pour l’expression du moi.
Dimension fondamentale : l’autofiction ne serait pas principalement une ego-fiction mais une alter-fiction. Les femmes semblent y avoir pris une place particulière.
Lectures – Débats – Vente de livres – Signatures
Les mardis littéraires de Jean-Lou Guérin
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