On appréciera la façon dont Jean-Nicolas Clamanges rattache l’actuel à l’intemporel dans un texte qui relève de la réécriture éclairante
À propos de BASHÔ : OKU NO HOSO-MICHI, L’ÉTROIT CHEMIN DU FOND.Texte bilingue. Introduction, traduction, notes et commentaires par Alain Walter. William Blake & Co. Édit., 2007, 30 euros.
Oku no Hoso-Michi,
L’étroit chemin du fond :
c’est le journal du dernier long voyage de Bashô.
Cinq mois durant, du printemps à l’été
de l’an seize cent quatre-vingt neuf,
il parcourt à pied le nord-est du Japon
en compagnie de son ami-disciple
le dessinateur et poète Sora,
puis tout seul :
Choses griffonnées
Sur l’éventail qu’on déchire et se partage
Quel souvenir d’adieu !
Il visite les « souvenirs de mille ans » de ses classiques,
en dialogue avec la grande tradition chinoise :
Le pin de Takekuma
Montrez-le, parlez-en
Cerisiers tardifs.
Il s’obstine contre vents et tempêtes,
froid violent,
chaleur intenable,
et chemins improbables :
Où donc
L’Ile-du-Chemin-de Bambou ?
Chemin bourbeux de la cinquième lune …
Il chemine et chemine
malgré fatigue chronique et maux de toutes sortes :
Puces et poux,
Le cheval pisse
À mon chevet…
avec ce vieux corps qui ne suit plus très bien
ce que veut l’esprit :
Je vais et vais,
Même si je dois tomber étendu
Dans la plaine aux lespédèzes.
Il rencontre artistes et poètes,
inscrit des vers sur les éventails,
les piliers de demeures amies,
le poteau d’un ermitage,
les arbres :
Ma cabane d’herbe,
D’autres y ont emménagé !
Maison de poupées.
Il dort n’importe où selon la fortune,
les rencontres,
les amitiés,
les disciples
et puis, quelquefois :
Dans la même maison
Dormaient aussi des filles de joie
Lespédèze et lune …
Et partout l’émerveillement,
l’émotion,
l’intuition de la Terre pure
dans le simple apparaître des choses et des êtres :
Les gens de ce monde
À tes fleurs n’attachent pas leurs regards :
Chataignier de l’auvent.
Après avoir franchi la barrière de Shirakawa,
autrement dit La rivière blanche,
qui, dans la poésie ancienne du Japon,
est à peu près l’équivalent de notre Pont Mirabeau ;
puis traversé la rivière Ahukuma,
et passé cinq jours chez un certain Tôkyû
au relais de Sukagawa,
à écrire un rouleau complet
pour tenter de dire ce que ce fut
de passer la barrière :
« car passer simplement, en vérité
était-ce possible ? »
Bashô rend visite au mont Asaka,
dont le nom sonne pour lui
comme pour nous l’Olympe ou le Parnasse,
demandant aux paysans du lieu
qui est marécageux :
« Katsumi ? Katsumi ?
Quelle plante appelle-t-on
Katsumi fleuri ? »
C’est un nom rare cité
dans un fameux waka :
O katsumi fleuris
Des marais d’Asoka,
En la province de Michinoku !
Que pour celle que j’ai à peine vue
Mon amour dure toujours !
– katsumi, iris,
et katsu miru, entrevoir,
y sont en rapport, à peu près,
comme « désir, idées »
avec « des iridées »,
dans la Prose pour des Esseintes,
ou comme « iridées »
avec « irradier »
en nos temps de désastre.
Personne ne sachant répondre au voyageur
et le soleil disparaissant derrière les crêtes,
il était temps pour lui de prendre gîte :
« Je passai la nuit à Fukushima ».
Bashô, sur le chemin du fond
s’est donc arrêté à Fukushima :
c’était au début de l’été
de mille six cent quatre-vingt neuf.
Littéralement, ce chemin
c’est celui du nord ;
poétiquement, c’est celui
de ce qui n’est ni n’est pas :
Limpide, la lune
sur le sable
par le Pèlerin porté.
Vision dans une larme
selon un autre version :
Larmes répandues !
Rosée sur le sable
Par le Pèlerin porté.
Cela fut écrit voici plus de trois-cents ans.
Mais aujourd’hui ?
Au territoire de Fukushima,
bien au-delà de la zone interdite,
les enfants portent des colliers
ornés d’un dosimètre ;
et jouer avec le sable ou la neige
ou avec le reflet de la lune dans l’eau
leur est vivement déconseillé :
Larmes répandues !
L’invisible tue…
Quant à cueillir des iridées,
même loin au-delà
de Fukushima,
cela vous irradie
d’une subtile aura,
infiniment moins éphémère
en ses effets,
que le plaisir de cueillir
l’absente de tout bouquet,
ou que l’infini bonheur
de lire de maître Bashô,
ce hokku
dédié à son hôte,
en le quittant sur le chemin
du fond encore naturel des choses :
Feuilles d’iris,
À mes pieds je nouerai :
Des sandales de paille, les brides.