Juliette MÉZENC, Journal du brise-lames, éditions Publie.net, printemps 2020, 160 pages, 15 €, ISBN : 978-2-37177-584-8 ; version numérique, avec jeu vidéo.
« On dirait que le brise-lames de Sète tient son journal » : pas qu’une impression, il se déploie tout au long de la centaine de pages qui le composent, c’est dense et ça danse. On ouvre et l’on retrouve quelques illustrations du jeu-vidéo accompagnant la parution du livre ; un tétrapode placé ici, le plan du brise-lames là. Façon de nous immerger dans cette œuvre particulière qui allie littérature et jeu-vidéo ; oui, le journal du brise-lames est disponible en version vidéoludique, développée par Stéphane Gantelet. Mais d’abord cette question, certes un peu bête, c’est quoi un tétrapode, un brise-lames ?
Devenir brise-lames
L’écriture de Juliette Mézenc vaut plus que n’importe quelle définition, être brise-lames ; ressentir ce qu’est le brise-lame ; de l’intérieur du brise-lame. Expérience singulière que seule la littérature et l’écriture peuvent porter. À sa manière et en son temps – chaque temps ayant ses manières – Claude Simon avait opéré des tentatives de restitutions, avec deux de ses premiers romans du côté des éditions de Minuit, à tel que point que le premier qui y parut devait porter le titre : Tentative de restitution d’un retable baroque[1] ; ce Journal pourrait être alors tentative de restitution de la manière d’être un brise-lame.
« L’air de rien, je respire. Le vent circule dans mes tuyaux. Sans ces voies d’air je le sais, je ne résisterais pas à la pression de la mer. Chaque vague propulse l’air du large dans les boyaux qui me trouent de part en part, à intervalles réguliers, et c’est de cette façon simple et très involontaire que l’air et l’eau font de moi leur instrument. (…) Par gros temps, le vent et l’eau se disputent mes vides. C’est violent. Et beaucoup moins inquiétant. »
Pas une question ici de compréhension ou d’utilité du brise-lames, on est brise-lames, et pas n’importe lequel celui de Sète, par quelques flashs successifs, on traverse son histoire à lui, à ce brise-lames qui déjà, comme les enfants qui existent avant même leur naissance dans et par le prénom qu’on leur destine, le brise-lames il nous confie :
« À mes débuts, 1673, j’étais hébergé dans le cerveau de l’ingénieux La Feuille. Mais de la conception à la réalisation, il y a des pas de fourmis et de géants, de travers en arrière, je vais pas tout vous refaire (…) : le 21 mai 1821, première pierre, façon de parler, au début on n’a rien vu. À la sortie de l’eau : un mur en arc de cercle assorti de deux musoirs circulaires (…). Élégance, efficacité. »
Membres et parties extensives
Deux adjectifs aisément transposables au Journal du brise-lames, tant on glisse sur cette personnification filée. Jour après jour, chaque fragment du journal étant daté, et parcelle par parcelle on est brise-lames dans et par l’écriture de Juliette Mézenc. On scrute ses membres à lui, le moindre de ses recoins, lui dont « la structure se renouvelle constamment ». On y adjoint ces blocs de béton qui le prolongent, parties extensives de l’être brise-lames afin qu’il résiste mieux aux remous des vagues, et s’installe alors cette poétique des blocs de béton– appelés tétrapodes ou accropodes – où tout est saisi, et leur entremêlement avec les éléments, et les stigmates qu’ils subissent.
« Si le tétrapode est doux c’est pour mieux rouler [la vague] et la renvoyer au large, sans même trembler. Et que dire de l’accropode (…) plus dense encore, plus résistant (…). Eux aussi pourtant seront rattrapés par la mer et les gens, tout comme les blocs, c’est forcé, à moins que les gens disparaissent bien avant les accropodes, c’est probable. »
Le vivant autour et dedans
Pas disparus les gens, enfin pas encore. Ils sont là et parcourent le brise-lames, portent leurs histoires à elles, à eux. Mosaïque d’histoires qui s’agence autour de celle du brise-lames de Sète, histoires que condense d’abord cette anaphore de six pages. Chaque paragraphe commence par ce « Il y a : » et qui nous plonge instantanément dans un fragment d’histoire. Un tableau subreptice et quotidien du brise-lames.
On les suit ces gens, habitant·es de Sète ou d’ailleurs, leur existence et leur vie qui ne font qu’un avec celle du brise-lames, le port de Sète ou la plage. Ça va de « Mathilde [qui] se nourrit de sel et de rats » à Mamadou, Kindezi, Abbas ou encore Shatterjee. De celles qui squattent un temps le brise-lames et ses abords, ceux qui y viennent l’été ou le printemps à celles échouent à côté ; immigré·es et émmigré·es. Et qui n’est pas sans nous rappeler par certains aspects La Double Absence du regretté Abdelmalek Sayad.
« C’est pour te dire que l’immigré c’est la honte, c’est la honte deux fois : la honte d’être ici parce qu’il y a toujours quelqu’un pour te dire et te faire dire – te faire dire à toi-même, c’est ainsi que je l’ai ressenti toute ma vie – pourquoi, pour quelles raisons tu es là, tu n’as pas à être là, tu es de trop ici. (…) La deuxième honte, c’est là-bas, c’est d’être parti de là-bas, c’est d’avoir émigré. Émigrer reste toujours une faute. »
Position paradoxale de l’immigré·e, émigré·e, ici et ailleurs, là et pas vraiment là, position instable et floue qui recoupe, par certains aspects, celle du brise-lames lui-même.
« Je suis un être hybride à la proue de la ville, issu du croisement entre l’homme, l’industrie lourde et les éléments naturels, eau, vent, sel, un peu la terre mais très peu et puis le feu… »
Un livre et un jeu-vidéo
Position du Journal du brise-lame l’œuvre : le livre et comme nous l’avons évoqué le jeu-vidéo. Œuvre hybride donc, à la proue de l’expérimentation, issu du croisement entre expérience vidéoludique et littérature. Le jeu se présente comme un FPS littéraire [First Person Shooter, jeu de tir à la première personne], première personne qui recoupe celle que l’on (re)trouve dans les pages. Et dans les pixels du jeu, on parcourt ce brise-lames, il y a cette petite boule que l’on roule, et qui n’est pas sans rappeler Beautiful Katamari (Namco, 2007).
Ici quelques touches – que l’on peut configurer avant de lancer le jeu – servent à se déplacer, à parcourir le brise-lames. On (re)découvre le texte sous une forme spatialisée. À la dimension du temps, les dates dans le journal qui se succèdent, s’ajoute la dimension spatiale. On peut s’amuser à reprendre les lieux évoqués dans le journal. S’immerger dans la mer, aux abords du brise-lame par exemple, et on les voit les blocs de bétons, et on l’entend, le texte, la poétique des tétrapodes et accropodes. Et ainsi de suite pour l’ensemble des lieux dans et autour du brise-lames ; on peut se prendre au jeu de la navigation – ce fut mon cas – prendre le jeu, non pas comme un FPS, mais comme Point’n click (pointer et cliquer) et voir, éprouver, entendre ce qu’est être brise-lames, celui de Sète.
[1] Jérôme Lindon trouvant le titre peu approprié lui préférant le simple Le vent (1957).