[Entretien] Éclectiques cités, entretien de Laure Gauthier avec Fabrice Thumerel

[Entretien] Éclectiques cités, entretien de Laure Gauthier avec Fabrice Thumerel

juillet 3, 2021
in Category: entretien, UNE
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[Entretien] Éclectiques cités, entretien de Laure Gauthier avec Fabrice Thumerel

► Laure Gauthier, Éclectiques Cités, un album transpoétique, Livre (140 x 200) de 92 pages + CD + Livret de 24 pages, Acédie58, mars 2021, 19 € TTC (commander), ISBN : 978-2-492760-00-6.

« Les textes que j’écris articulent les attaques menées par la société
capitaliste tardive contre l’individu, son corps, sa langue, sa pensée,
donc sa singularité et sa capacité à déjouer les assignations » (p. 17).

Entre la performance, le document et la poésie sonore, cet objet poétique singulier, Éclectiques Cités, nécessitait un entretien approfondi en deux parties – dont je remercie vivement Laure Gauthier. Sur Libr-critique, on lira/écoutera/regardera : Transpoèmes 1/2 ; Transpoèmes 2/2 ; « Rodez blues, 1/2 : De la relativité du silence » ; « Rodez blues, 2/2 : Ceci n’est pas un voyage autour de ma chambre ».

 

FT. Éclectiques Cités… Le titre est très suggestif, comme tous les titres énigmatiques : dans quelle mesure les cités évoquées (Porto, Naples, Paris, Pompéi) sont-elles éclectiques ?

LG. L’adjectif « éclectique » s’entend au sens strict, à savoir une pensée qui emprunte des éléments à plusieurs systèmes ; or les transpoèmes sont des poèmes transgenres poétiques, tirés d’un recueil écrit, puis enregistrés spontanément en différents contextes, et qui, ensuite, peuvent s’écouter et se lire sous la forme d’un livre-album mais aussi passer à la radio ou intégrer des dispositifs sonores et des installations. Ces poèmes-greffons empruntent à plusieurs systèmes poétiques.

« Éclectiques cités », le titre de l’album transpoétique est tiré de la première section du livre-album : cette fois, il s’agit de poèmes captés à Naples, Porto, Paris. Dans d’autres sections on trouve également des captations effectuées dans des musées à Paris et à Pompéi. Je n’ai pas construit un album de voyage, il ne s’agit pas pour moi de donner l’image sonore d’une ville, mais de pérégrinations dans des villes et des paysages traversés entre 2018 et 2020 dont j’accueille certains sons. De façon spontanée, certains contextes se manifestent, et, en croisant ma route, bousculent le poème.  Ma voix le lisant devient alors une interface, une sorte de peau entre intérieur et extérieur, entre texte et contexte. Il s’agit de saisir certains traits du réél traversé par le prisme des sons, d’en saisir une lumière (le titre résonne par homophonie comme une « électricité »).

En me rendant à Naples et à Porto, je ne savais pas si j’enregistrerais des poèmes, à la même époque je suis allée dans d’autres villes comme Berlin ou Marseille sans y faire d’enregistrements ; j’ai aussi de nombreuses captations que j’ai choisi de ne jamais publier. Cette pratique n’est pas systématique. Mais à un moment la ville parle en ma direction, s’adresse à un poème à mon insu. Dans les villes ainsi que dans les paysages que je traverse, car la nature est également présente notamment dans la section « littoral », j’écoute ce que la ville, la mer, le champ ou la chambre murmurent aux poèmes. Je souligne dans une introduction que la ville est alors cet « espace buccal », ce « mund / raum » comme l’appelle le poète allemand Thomas Kling : « la langue est l’espace / buccal. La langue, textus ; / langue citadine du granit : / texte fondu et recomposé. » (Thomas Kling, Manhattan espace buccal, traduit de l’allemand par Aurélien Galateau, Nice, Editions Unes, 2015, p. 13). Ma voix lisant d’autres textes vient se fondre et recomposer cette langue citadine qui croise la route du poème.

Ce qui est important pour moi, c’est que je ne cherche pas à faire le portrait d’une ville, à en donner une image objective, ni en proposer une symphonie. De Paris, je n’ai gardé que le son des escaliers mécaniques de la gare de Lyon et une conversation de bar où un groupe d’amis emploient des formules qui tournent à vide, sorte d’antithèse de « Paris, capitale du XIXe siècle ».

Certains sons me poursuivent, et spontanément j’enregistre, toujours de façon improvisée.  Je donne un exemple : je suis sortie un soir dans Naples, près de la Via Carbonara en allant vers la Via Fiora. Je venais de lire à l’hôtel la traduction des petits essais que Walter Benjamin, Asja Lacis et Alfred Sohn-Rethel ont chacun consacré à Naples (réunis sous le titre Sur Naples, trad. A. Métraux et F. Willmann, Editions la Tempête, Bordeaux, 2019). Dans « L’idéal du cassé », Sohn-Rethel explique qu’à Naples « ce n’est qu’au moment précis où quelque chose est cassé que cela se met à fonctionner » (ibid., p. 31-32). L’électricité, pense Rethel, fait peur aux Napolitains, car on ne peut la casser, mais ils la détournent pour éclairer les madones. Benjamin, quant à lui, a été saisi à Naples et sur la côte amalfitaine par la débauche de feux d’artifices en été. Un soir d’avril 2019, je suis à l’hôtel. J’écris des bribes d’un « poème néon » pour une anthologie et, à la sortie de l’hôtel, j’entends une fanfare. La rue est pleine, je peine à avancer, et je vois soudain des hommes en blancs portant des madones sur des chars dans une grande ferveur, régulièrement ils effectuent des rotations avec leur char, le tout dans une foule en liesse. Puis, ils s’arrêtent devant un petit autel abritant dans un mur une madone éclairée. Je m’empresse d’allumer mon téléphone, m’avance au plus près des hommes en blanc et je dis, crie mes poèmes en dialogue avec leur musique. Alors j’aperçois au loin, sans l’entendre, un feu d’artifice qui retombe sur le poème « comme des ruisseaux artificiels ». A un moment donc quelque chose du réel d’une ville s’engouffre dans le poème, en modifie le sens. [Lire / écouter]

J’expose le poème. Je le sors dans le bruit des jours. La poésie a toujours eu une place très minoritaire, mais aujourd’hui, elle n’a plus aucune fonction sociale, elle n’est quasiment plus rien dans notre société de consommation. Mon choix, c’est donc d’exposer les poèmes dans la vie quotidienne, les confronter aux bruits des jours, quitte à ce que les textes lus soient éclaboussés par des bruits de la circulation, par des éclats de conversations ou des sons provenant de radios. Cela en montre la fragilité mais en révèle aussi la force car malgré le contexte, parfois hostile, le poème dit traverse le contexte et le transforme à son tour.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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