Anne Peslier, Aphamères, PhB éditions, octobre 2021, 160 pages, 12 €, ISBN : 979-10-93732-54-1.
Tout d’abord le titre : Aphamères, contraction de « alpha » et mère », mais où on entend aussi éphémère, léger, le contraire de lourd, définitif. La 4e de couverture donne une bonne indication : « Aphamères est une encyclopédie constituée d’une suite de poèmes en prose qui sont des articles de dictionnaire imaginaires, nés d’une langue maternelle réinventée » (c’est moi qui souligne). Poésie en langue mineure ? En tout cas, chant des choses naturelles réputées mineures : ortie, œillet de printemps, chardon, écorce, maïs, oiseaux tombés ou brisés, bras mort, etc. Les aphamères peuvent aussi être aphémères, morceaux de langage : « ce sont des atomes de vie, des points invisibles », dont l’existence « se situe entre l’instant et l’absence d’éternité » : éphémère… insituable… non domesticable : sauvage !
C’est la poète Tristan Felix, laquelle figure dans les remerciements du livre sous ses différents avatars et a même tiré le portrait photographique de l’auteure (cf. ci-dessous), qui a pour l’instant le mieux parlé du livre, dans la revue en ligne En attendant Nadeau. Je n’en retiendrai qu’une seule phrase : « Ces rêveurs hallucinés mais précis dont l’œil est capable de disséquer l’invisible qui seul échappe au regard fonctionnel. » Écrire sur ce livre après cela sera difficile ; essayons quand même.
La première chose qui vient à l’esprit du lecteur de ce très beau recueil de poèmes, c’est la manière de Francis Ponge : une attention extrême aux plus petits détails formels de la réalité des choses lui permet alors d’approcher une sur-réalité, c’est-à-dire un au-delà du simple décalque du réel : « Les fleurs mentent parce qu’elles savent rougir » : surréalisme ? Oui, mais sans le côté rêveur et/ou fantastique parfois abscons : plutôt le parti pris des choses. Voici l’ortie la mal-aimée : « Elle sait qu’il est nécessaire de fleurir pour être aimée mais elle ose à peine évoquer ses pétales. […] Elle se découpe en zigzags pour garder en creux les tendresses auxquelles elle aurait aimé ne pas échapper. Et comme personne ne pense à venir la respirer, elle reste seule avec ses rêves de grand bouquet. » Avait-on jamais mieux parler de cette modeste prétendante absente de tous bouquets ? L’ortie est la palourde ou le galet d’Anne Peslier. Nul besoin de stupéfiant pour stupéfier (le lecteur), le rêve d’ortie suffira : « On attend la pluie, la pluie tombe et les orties fleurissent. »
Dans un entretien avec Jacques Henric publié dans la revue Art press n° 365 (mars 2010), sous le titre « Ce mal étrange de poésie », le grand écrivain Pierre Guyotat rappelait l’importance extrême de la Nature dans la littérature en général et dans la poésie en particulier : « La Nature accompagne, précède, suit, au-dessus, au-dessous, à droite, à gauche, les actes humains. Il peut s’agir aussi bien du cosmos, du ciel, des autres planètes… Quand on a un esprit poétique, tout vient de là. On est à l’unisson de tout ce qui existe, du réel […], comme de l’invisible. » Anne Peslier est à l’écoute de tous les petits riens du monde, les « Peus » (« ténors gracieux et malhabiles, ils refusent d’être des copies »), les « Accroupis », les « Pires », les « Automates », etc. Ce qui pèse le moins, ce qu’il y a de plus éphémère retient bien sûr toute son attention, ainsi la plume : « [Elle] tombe à regret. Elle n’espère qu’une chose, c’est retrouver sa place, une place excitante, en équilibre. » Les plus lourdes, si elles tombent, « protégeront un oiseau en son tombeau » : singe de peu de foi, ne va pas perturber l’équilibre du monde en soufflant dessus !
Notons, avant de clôturer ce texte et de renvoyer notre lecteur directement au volume, un usage fort savant (sans qu’on sache s’il s’agit d’une construction voulue d’avance ou de repentirs constants ?) des notes de bas de page, qui deviennent comme autant de strates dans le discours poétique – remontées d’anamnèse du texte ; ainsi, par exemple page 14 dans le poème « Rêve d’ortie » :
À peine une graine d’ortie1 frottée, que tous les rêves, qui crèvent leurs derniers instants2, s’ébattent vivement dans le ciel :
1 La graine d’ortie est un réservoir de rêves délaissés et que l’ortie fait du peu d’amour qu’on lui adresse […] une graine d’ortie contient en elle des caresses inédites que seul un abandonné sait éprouver.
2 Les rêves disparaissent au profit d’images répétitives imprimées en plein jour dans des cerveaux vivants ; beaucoup de rêves sont des chimères frappées d’images déjà oblitérées.
Nous n’oublierons pas ces images – coloured plates – d’Anne Peslier : « Un baiser s’impatiente et il désire comme une fleur étirée. »