Suite à la parution en décembre dernier de Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 144 pages), mais également, en ce début janvier 2022, d’une anthologie proposée par Marie de Quatrebarbes aux éditions du Corridor bleu, Madame tout le monde, ce dossier qui emprunte son titre à l’une des sections de Polyphonie Penthésilée pour réunir entretiens, inédits et chroniques, vise à donner un aperçu complémentaire de la création actuelle au féminin, tout en donnant la parole à des poétesses sur leurs pratiques comme sur les conditions qui leur sont faites dans cet espace éditorial de circulation restreinte : deux tiers d’entre elles ont participé à l’une ou l’autre de ces deux aventures collectives cruciales que sont Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021) et Madame tout le monde. Les trois mêmes questions sont posées à chacune afin de construire un éventail de réponses qui, à défaut de constituer une enquête conforme à tous les critères propres aux sciences sociales, n’en est pas moins significative.
En ce temps de chasse au « wokisme », comment traiter encore les rapports de domination ? Sans tomber dans l’idéologie et en maintenant le cap : LIBR-CRITIQUE s’est toujours inscrite dans le prolongement de la pensée critique des Modernes, ce qui suppose le refus de tout identitarisme. Dans Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires (Seuil, 2021), Élisabeth Roudinesco montre lumineusement en quoi diffèrent les luttes émancipatrices du siècle dernier et celles menées actuellement au nom de telle ou telle soi-disant « identité » (raciale, nationale ou sexuelle) : les premières visent un universel singulier (Sartre) ; les secondes, un particularisme sectaire. /FT/
FT. J’aimerais suivre le fil rouge qu’introduit un titre des plus significatifs : si le nom hautement symbolique de Penthésilée, la reine des Amazones, est juxtaposé au terme de « polyphonie », c’est bien comme figure emblématique de la lutte des femmes, dont les voix se font ici entendre, et en particulier celles de poétesses.
Ce sur quoi insiste d’ailleurs la présentation éditoriale sur le site de P.O.L : « Penthésilée, reine des amazones, y chevauche dans sa petite armure peinte et dans la polyphonie des voix emmêlées. Elle tente de soulever une autre question : celle de savoir ce que les femmes font à la poésie quand après des siècles d’effacement, d’accès interdit, ce vide, cette non-mémoire pesant sur elles, corps et langue, il leur faut s’affronter au poème. Comment affronter le caractère redoutable de la littérature institutionnalisée. Comment inventer dans la langue des stratégies de pillages, détournements, inventions, découpages. »
C’est ici que s’impose un parallèle avec une anthologie que je viens de recevoir en ces derniers jours de 2021, Madame tout le monde, qui paraît le 3 janvier 2022 aux éditions du Corridor bleu. Dans son avant-propos, Marie de Quatrebarbes affirme : « ce que font les poètes contemporaines […] : elles inventent leurs propres formes. » C’est dire que ce projet original qui donne carte blanche à 18 poétesses repose avant tout sur cette idée que, contrairement aux hommes, les femmes poètes sont contraintes d’être inventives pour exister dans l’espace poétique.
Est-ce aussi ton avis ? Le fait est que cette initiative est le signe d’une visibilité accrue des poètes actuelles, non ? On pourrait citer une centaine de noms qui circulent beaucoup dans l’espace poétique, dont certains ont conquis un poste de pouvoir dans des maisons d’édition, comités de revue et institutions diverses… Au reste, dans l’anthologie que tu as publiée avec Henri Deluy, tu avais déjà mis à l’honneur 29 femmes (Poésies en France depuis 1960 : 29 femmes. Une anthologie, Stock, 1994).
LG.
Il m’est difficile de savoir si un parallèle s’impose entre Polyphonie Penthésilée, qui est un long poème publié sous ce titre, et Madame tout le monde, qui est un livre commandité par Pierre Vinclair à Marie de Quatrebarbes et dont la commande débouche sur « un parti-pris anthographique (comme on dit muséographique) génial où plutôt que nous faire lire une série d’œuvres individuelles on nous propose une série de constellations… ».
J’ai découvert la formule sur le site de l’éditeur, n’ayant pas encore lu cette non-anthologie, mais le projet m’intéresse car il va, c’est sûr, agiter un peu le bocal poétique. Et dans cet espace toute agitation me semble bénéfique. Quand je vois la mini-bourrasque récemment soulevée par la publication des Lettres aux jeunes poétesses, je me dis que nous traversons une poétik épok ma foi plutôt vivace. Je viens donc de commander à mon libraire Madame tout lemonde, encore plus intriguée par la phrase « Si bien que Madame tout le monde n’est pas toujours femme, pas nécessairement française et pas seulement poète »… Nous voilà rassurés ! Comme aurait dit la Stein « Rose était une rose elle n’était pas un dahlia, elle n’était pas un bouton d’or elle n’était pas un fushia ou un laurier rose… »
À y réfléchir, à 75 ans passé, je ne sais pas si les poétesses plus que les poètes (mâles) inventent leurs propres « formes ». De quelle forme parle-ton ? Celle qui se rapporte à un formalisme textuel ou à des stratégies d’apparitions, de visibilité ? Sur ce plan-là elles ne sont pas aujourd’hui seules à utiliser ces manières de quitter une certaine autarcie aristocratique et silencieuse du livre… À l’heure de l’instapoétique, tout le monde sait que les plateformes numériques construisent de la valeur. Et trouver un public peut s’avérer nécessaire … (on continue à reprocher à la poésie son absence de lecteurs non ?)…
Ce qui est neuf (par rapport à ma génération) c’est la visibilité des femmes, leur nombre. Comme poétesses présentes dans l’édition, les institutions culturelles et les comités de rédaction des revues (où les directeurs restent cependant en grande partie des hommes. J’ai entendu un directeur de revue de ma génération énoncer « nous avons désormais des jeunes femmes dans notre comité », comme on parlerait d’un cheptel…).
Cependant, un détail : année 2021… Les trois grands prix de poésie sont donnés à … trois hommes. Dates de naissance 1930, 1932, 1941. Moyenne d’âge 86 ans… et l’un d’entre eux à la fin du siècle dernier, au cours d’une conférence aux USA avait déclaré qu’il ne parlait pas de femmes parce que dans la poésie française il n’y en avait pas… Sans commentaire.
C’est à cette époque que, chez Stock, dans la collection « Versus » codirigée par Jacques Roubaud, j’ai entrepris Poésie en France depuis 1960 : 29 femmes. Une anthologie. Sans les noms de Jacques Roubaud et d’Henri Deluy (impeccable anthologiste) avec qui j’ai co-signé, je ne serais jamais arrivée à faire ce travail qui pour moi était un geste politique. Il était clair qu’il ne s’agissait pas de sous-entendre « une écriture féminine » mais de répondre à une forme d’effacement : le travail des femmes en poésie, leur présence. Des pressions violentes ont été exercées sur certaines pour qu’elles retirent leur texte… Un jour il faudra que j’écrive cet épisode assez comique. En exergue de l’introduction où s’exposait le pourquoi de l’entreprise, j’avais pris soin de mettre cette citation de Genet que je trouve encore très opératoire aujourd’hui (parce que justement c’est Genet qui l’écrit dans un certain contexte) : « Les actrices sont priées, comme disent les Grecs, de ne pas poser leur con sur la table… »
FT. Citation de Genet dont on trouve un écho direct aux pages 103-104 : « les dames sont priées / de ne pas mettre / leur utérus sur la table »…
Mais plus généralement, à quoi penses-tu quand tu affirmes : « alors que les inégalités / entre sexes régressent / s’ajoutent de nouvelles formes / d’inégalités entre femmes » (p. 36) ?
LG.
Si pour nous les inégalités entre sexes régressent, il est évident que ça se limite à une sphère privilégiée. Face à notre « milieu », la poésie forme de vie n’a rien à voir avec la vulnérabilité et la fragilité radicale des femmes dans certains domaines. Même si nous courons le risque d’être larbinisées par l’entreprise culture, ça n’a rien à voir avec ce que l’ensemble des femmes au bas de l’échelle sociale traversent dans le monde du travail, la simple réduction de leur corps et pour certaines une forme de semi-esclavage.
Artaud déclarait « J’écris pour les analphabètes »… Cette phrase continue à me troubler. Par moments j’étouffe dans le quartier réservé où nous nous déplaçons…
FT. Pour revenir précisément au titre de notre dossier, pourrais-tu expliciter ces vers : « ce que les femmes font à la poésie / pourrait alors se renverser / en ce qu’il est advenu d’elles » (p. 75) ?
LG.
Aujourd’hui les femmes font, agissent dans la poésie. Elles y interviennent de manière visible, frontale, ce qui n’était pas le cas au siècle dernier (regardez la photo du groupe fondateur de l’Oulipo…). Une entreprise éditoriale comme Lettres à une jeune poétesse ou Madame tout le monde y aurait été difficilement imaginable.
La suite de la citation est « contrôle des corps / comme des manuscrits/ journaux intimes & lettres privées ».
Susan Howe, dans son magistral My Emily Dickinson, éclaire le tableau. Aujourd’hui, des formes d’effacement et de contrôle se poursuivent, c’est évident. Pourquoi le champ poétique, ses fonctionnements, échapperaient aujourd’hui et comme par miracle à une forme de patriarcat ?
Ici je replace ma formule de poétasse : « Guenon je singe ». Car c’est bien ce que j’ai fait quand j’ai commencé à écrire. Si la poésie est mémoire de la langue où interviennent des états de corps, entrer dans une arène où nous étions interdites n’est pas anodin. « Quand le poème est écrit le poète est mort ». OK. Et la poétesse ? Celle qui est traversée par l’avortement intellectuel de siècles entiers de femmes artistes et par l’infanticide de centaines d’œuvres de poétesses, avec quoi écrit-elle ? quel corps fantôme ? ça lui fait mal où ? Comment échapper à cette non-mémoire, à ce nettoyage par le vide ?… C’est, entre autre, ce dont il s’agit.
FT. Remise en question, la domination masculine est certes encore d’actualité dans le milieu poétique. Est-ce à dire qu’un #MeToo y serait également nécessaire ? Ou encore que, si « tous les poètes sont des vendus » (p. 53), tu penses surtout à des hommes poètes ?
LG.
#MeToo nécessaire dans le milieu poétique ? C’est compliqué. Je ne sais pas. Balance ton poète ? ça peut faire rire ou frémir les désignés. Mais je déteste le verbe « balancer » et je n’aime pas « les balances » qui dans la langue des voyous désignent ceux qui trahissent en se mettant justement du côté de la police, du pouvoir dominant. Tout le monde sait que c’est un milieu où, comme au théâtre, à la télé ou dans les écoles d’art, pas mal de petits prédateurs opéraient encore récemment. On pourrait même revisiter la notion de « muse » à cet éclairage, comme le charmant costume de don juan. Beaucoup de petits récits circulent sur la conduite plus que discutable de certains poètes, toutes catégories et générations confondues (certains ténors du poème ont bien fait de mourir me faisait remarquer une amie), mais ça reste dans le domaine de la confidence, de la conversation privée… Au pire de la plainte, où celle qui se plaint devient limite gênante… Une véritable omerta où des formules comme « la peur devrait changer de camp » sonnent comme une obscénité. Un peu comme dans notre sainte église catholique romaine où il a fallu tellement de temps pour que simplement les choses soient seulement dites…
« les poètes sont des vendus » est une formule à l’emporte-pièce et je ne pensais pas spécialement aux hommes. Je peux dire que je me mets dedans. Tenter de garder les yeux ouverts est fatigant. Fatigant de veiller à ne pas adhérer à un cynique capital culturel où on devient le/la complice réactionnaire de ce qu’on prétend dénoncer. On ferme les yeux sur le contenu de certains programmes, sur le fonctionnement de certaines structures institutionnelles. Par exemple, j’ai été assez soufflée en découvrant l’entreprise gouvernementale du ministère de la culture lançant son projet d’aide aux artistes en s’appuyant sur des formules comme « Réenchanter le monde ». En pleine pandémie. Comme si le monde précédent avait été enchanteur… Enchanteur le monde des migrants à Calais et partout ailleurs sur nos bons sols français ? Enchanteur celui des travailleurs chez Orange, des femmes ou des enfants à la rue ? … Pour moi, un énoncé comme « Mettre en valeur des propositions permettant d’approcher nos horizons par le biais de l’audace et du réenchantement » … est proprement suffocant.
Le problème qui se pose est de savoir articuler subvention et engagement, liberté et autocensure, commande et domesticité. Bref rien de bien neuf… Mais je vais essayer de relire dans le Baudelaire de Benjamin le passage où, tout en rapprochant la rigidité du cadavre de celle de l’idée de progrès et de marchandise, en réponse au peu de succès rencontré par son œuvre, Baudelaire se met lui-même en vente, se donne en prime, confirmant jusqu’au bout et par l’exemple de sa propre personne ce qu’il pensait de « l’inéluctable de la prostitution pour le poète ».
FT. Je n’aime pas non plus les « balances », même quand il est question de « porcs » : d’où la mise au point dans mon préambule à ce work in progress et la chronique que j’ai écrite pour soutenir le numéro de Lignes contre les nouveaux puritanismes.
Le pire (rires), c’est que tu t’attaques même aux ténors des dernières avant-gardes… En témoignent ces vers :
« la haine de la poésie
partie du dispositif
vieux biscuit prétexte
trop dur pour tes dents » (p. 67).
LG.
Sans doute parce que je les aime. J’ai toujours été fascinée par les avant-gardes (les dadaïstes ayant ma préférence) tout en ne supportant pas le côté paramilitaire masqué qui s’y trouvait, avec chefs de troupe, talons claqués et tentative d’une autre forme de mise au pas… A poésie inadmissible je préfère la formule « intenable », et justement pour cette raison s’y tenir. Autrement. D’une autre manière. Sans diktat. Après la haine de la poésie comme dispositif, nous avons eu droit à la leçon sur la littéralité et à la fabrique non pas du pré mais de la cabane. A quand le nouveau mot d’ordre ?
FT. Remarque, si écrire c’est affronter « le castrat du langage » (p. 102), les hommes sont plus mal armés que les femmes, non ?
LG.
Pourquoi ? Les femmes ne naissent pas avec un clitoris ?
FT. Ah ah… Tu n’y vas quand même pas de main morte quand tu avances :
« les femmes occupent
un statut légal d’objet
semblable
aux bases fonctionnelles
de la phonation » (p. 27)…
Tu songes avant tout aux femmes poètes, non ?
LG.
Non. Pas du tout. Aux femmes en général. Il existe une partie du monde où les femmes ont un statut légal d’objet. Réellement… Mais c’est curieux, on me parle de plus en plus de ce poème comme si c’était un essai masqué en poème. Or, ce n’est absolument pas le cas. Mais c’est sans doute le plus « politique » de mes poèmes, au sens où l’entendait notre ami Nanni Balestrini…
FT. Rassure-toi, c’est bien un recueil et non pas un essai que j’analyse dans ma chronique…
En fin de compte, bien qu’il n’y ait pas d’écriture féminine (à bas l’essentialisme !), en quoi peut consister cette « langue / introuvable » (p. 123) qui serait celle des femmes ?
LG.
Je ne me souviens plus qui déclarait : « Chaque fois que j’ai refusé de me laisser traiter comme une serpillère on m’a reproché d’être une féministe »… Je me demande aujourd’hui si dans l’attaque justifiée d’écriture féminine il n’y avait pas quelque chose de planqué sous cet argument si raisonnable… Tu vois ce que je veux dire ?
Pour ce qui est de cette « langue introuvable » réclamant une « nécessaire mutinerie », je n’en sais pas grand-chose… Ni en quoi elle peut consister. Et dans sa quête je demande l’aide de celles que j’appelle les sœurs vénériennes, parmi lesquelles une Théophile de Viau, Gérard de Nerval, Marcel Proust ou plus près de nous, en string argenté, une Dominique Fourcade…. Ce qui évidemment complexifie un peu le problème.
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De temps en temps un livre rassure, console…
Merci Lili
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