[Chronique] Valérie Rouzeau, rééditions, par CHRISTOPHE STOLOWICKI

janvier 22, 2022
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[Chronique] Valérie Rouzeau, rééditions, par CHRISTOPHE STOLOWICKI

Valérie Rouzeau, Pas revoir, suivi de Neige rien et Va où, La Table Ronde, « la petite vermillon » poche, préface d’André Velter, rééditions : 160 pages, 7,10 €, décembre 2021 ; 126 pages, 6,70 €, novembre 2021.

 

Pas revoir (1999)

Le chagrin étrécit ajoure la langue. Le chagrin prend la langue aux abats. Le chagrin bat jour & nuit. Le chat a un grain, ce n’est que le chien, ce « dogue » dog. Ce ductile, dit-il. Le chagrin a inventé une langue, gain à gain, again. On a fait son école paternelle du chagrin dont la langue maternelle passe la Manche à gué. On a fait la manche des mots, des maux juste étrécis. Le chagrin mange les mots, filtre des bris, ravale la syntaxe.

Il faut une grande lessive sans larmes pour que le tambour bourre débourre les mots.

« Papa ça va pas dis comme ça va plus comme ça va pas plus. / Rien qui va sans dire. Ça va pas sans dire je vais pas comme toi ça va pas papa / Ça va pas la tête ça va pas le faire ça va pas comme ça. » Du chagrin la monosyllabique synérèse mâchée, contée, contractée. L’extinction de voix à bout touchant.

« Papa dire papa dear dada pire : tu te souviens de mon petit cheval ? »

« Des nuages nous passent au-dessus le temps, à moi surtout qui les compte tant. / Mon père ne dit rien nous sommes différents mon père et moi là sommes deux en plan. » Retenue comme longtemps les larmes, la rime a tardé à venir de la partie macérer desserrer. À présent la rime bête arrime bêtes et gens, au « chant gonflé vachement » des crapauds.

Des vers ? Presque. En deux petits blancs d’entrée, un renfoncement minimal dit prose versée, vers s’y fier.

De son père recycleur de métaux sinon ferblantier, « vieil oiseau [qui] chignole ses ailes cassées », entre « Pêle-mêle morceaux de choix arbres à cames bielles coulantes », « en quarantaine sur l’établi marteaux, burins », Valérie Rouzeau laisse traîner un malheur chauffé à blanc.

Quand « repas », « froid » riment avec « toi », « eau minérale » avec « étoiles », « à perpète » avec « mortes fêtes », que passé proche, lointain, réunis par le chagrin, tournent en bribes de chansons, en comptines, en litanie – on est dans le vrai, dans le tangible, dans l’intangible, dans l’élémentaire, l’universel.

En « Trêve d’éternité ».

Quand une douleur de femme conjugue tous les chagrins d’enfant, André Velter préfacier se survolte – touché par la grâce reconnaît du jazzé en douceur – je dirais plutôt un en deçà du jazz.

 

Neige rien (2000)

Un an après.

Le pur vers revenu. Sizains cisaillent. « Rien entre elle et ciel loque / Direct à terre dans sa flaque », elle est passée à la troisième personne du singulier. Sigillaire de seing à sangs liés. Larmes séchées comme un coup de trique.

« Vie jusqu’à la lie / Quand gèle hallali ». Malheur froidure petit budget ne font pas bon ménage. « Apico-alvéolaire » de mortes abeilles, télégraphique au long cours, la langue a pris dans les gencives un coup de froid à froid. L’amertume sociale (« C’est que cambouis au nez s’attache / Fait louche fait suer / Te suit partout c’est de naissance/ Sale gueule sale boulot salauds / Te suit partout même au lit / Te nuit la vie ») la resserre d’un tour ou deux ; ou l’étale l’écrase (« We may see mai comme après avril »).

Neige rien. N’ai-je rien qui vaille ?

Comment traduire dans l’hiver cynisme et cagnard, les monter en neige rien, de solitude (« Pas d’arbre illumineux pas d’amuse hic / Serait-ce un ciné une petite frite »). Un an après le chagrin s’est épandu, tient debout, de boue durcie, de « bouh » rétractés, bout à bout non rimés, en ce peu de mots que lapsus colle au gîte.

Non le succinct mais le compressé. Tacite, non César.

D’inversions en interpolations distendue la langue, contorsionnée au plus retors (« premiers patins surprises […] parties », « Quatre à strophe a sonné / Celle qui pend au nez », « oui ou non m’aimes / Tu peux réfléchir parce que sais / Pour toujours qu’en même »), « Do l’enfant bosse / Miné avec ça dans la gorge », un chat qui a longtemps fait ses griffes), la mort du père a fait remonter les chagrins de l’enfant et de l’adolescente dans une tonalité définitive désespérée. « Chemins de fer qu’on n’ira pas au bois », les lauriers sont coupés, cou coupé, syncopés.

La vie mise en tropes, celles qu’aucun poéticien se référant à l’hellène ne saurait nommer.

 

Va où (2015)

Seize ans après. Le pont a pris en zeugme tel un soufflé. Valérie Rouzeau, née en 1967, est restée à l’en croire (« Aujourd’hui à trente-deux ans », « M’organise mémento et couverture d’étoiles pour plus tard bien plus tard débarrasser le plancher / (Trente et quelques balais ça ne fait pas assez) ») à l’âge de son deuil princeps, comme si le temps s’était arrêté à la mort du père.

Toutefois. Si « Je me vois la vie envolée comme une fleur qu’on m’aura faite vraie », l’écriture a changé qu’un tempo recharge. La sensation déchirante de n’avoir pas vécu (d’amour partagé) vaut gageure de plus d’amour. Même en l’absence de pré à vaches, « l’ancienne gaieté se met à mugir ». Toutes les faims de Rimbaud passées le temps d’un poème en mode culinaire. Elle appelle dans son silence une ponctuation de « / batterie / », « d’arrache-cœur d’arrache-pied », comme « une façon possible d’en chanter ma vie mes jours ». Des écrivains tournés à noms communs (« renards montaignes corneilles genêts les connus comme les inconnus ») lui tiennent lieu de nature.

D’un villonesque Testament émerge l’espoir que ses « erreurs de frappe » ne soient plus fautes. Sa vie lestée de tels bonheurs d’écriture, son amertume devient celle tannique tonique d’un grand cru de Médoc plutôt que de Graves, en la gravière de son cœur de phrase ; « noyé le vieux poisson dans l’eau vide des métamorphoses ».

Monte son « pidgin », son blues né du cambouis paternel mais qui ne se créolise plus. Son jazz tout en solos, à temps et contretemps perdus, sa contrebasse têtue si peu fessue, faits sus par cœur d’ardoise.

Pour « solde de solitude » – le chemin de soi de chacun décloué de sa croix.

Et en effet. Comme réponse en appendice à ce Va où dont Valérie Rouzeau a ravalé l’interrogation, jaillit Les poissons volent dédié à « Éric, à la bonne heure », comme un bonheur inespéré. « Soudain mon sentiment d’immense se lève comme un éléphant de mer / […] Notre lit touche le plafond il y a bientôt quatre saisons que jamais je ne t’oublierai / Dans mes bras mon amour les fleuves roulent des galets des histoires de tous temps et le temps élabore la prunelle de mes yeux viens je te dirai comme /// me grisent nos manèges notre bonne vie commune née de la dernière pluie ».

On tremble pour elle.

 

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