Camille Ruiz, Perdre claire, Publie.net, coll. « Temps réel », automne 2021, 128 pages, 13 €, ISBN : 978-2-37177-616-6. [Version numérique : 4,99 € – commander]
À feuilleter Perdre Claire, on est quelque peu désorienté·e.s, les pages liminaires annoncent un Journal, couvrant une année entière 2017-2018, pourtant les pages qui suivent sont composées en vers, regroupées en sous-parties, chacune portant le titre d’une saison, d’un automne à l’autre, en tout et pour tout 7 saisons – vous dites que le compte n’y est pas ? On y reviendra.
Pas n’importe quel journal dont il s’agit ici, c’est le journal d’un deuil et tout ce que la disparition d’un être induit, tout ce qu’elle déplace en nous, comme habitudes, ainsi s’effilochent les jours et les pages de ce journal où des photographies viennent se mêler aux vers.
« Claire depuis douze jours je vis dans du coton
dans un film
dans une histoire
qui me semble celle d’une étrangère
il se passe beaucoup de choses que
je voudrais te raconter
des choses qui t’auraient fait rire
ou mise en colère
je te connais
sans arrêt envie de t’envoyer des messages
de te poser des questions comme
est-ce que tu étais proche d’un certain T. ?
parce qu’il est venu mardi
pour voir ton corps »
Perdre Claire s’inscrit dans la droite lignée de cette « écriture blanche » devenue aujourd’hui la norme scripturale tant du côté de la prose que de la poésie. Français standard et sans fard, immédiatement accessible à toutes et tous, écrit qui par son agencement fait tinter, au long des pages, une musique légère. Par la verticalité de ce journal en vers libres se trouve reproduit à la lecture le rythme de l’oralité ; pour mieux saisir, penchons-nous sur un extrait :
« il faut aussi que je te dise Claire
tu n’aurais peut-être pas voulu
mais mardi je t’ai vue morte
c’était bien toi
le visage paisible les yeux fermés
je suis désolée j’ai tenu à tout faire
aller jusqu’au bout des choses comme toi
pour être sûr de bien comprendre
pour être sûr de savoir… » (p. 20).
Dans la langue écrite, le lien entre les phrases est avant tout effectué par les règles grammaticales ; il n’en va pas de même à l’oral où la question du souffle entre en jeu, ainsi les phrases se trouvent scindées en plus petites unités sémantiques. Le découpage en vers de l’énoncé correspond aux longueurs d’une phrase orale, chacun distillant une information ; la syntaxe de cet extrait, s’il avait été faite en français standard (ou académique) eût été différente. Notons l’absence de virgules – elles sont rares, tout au long de Perdre Claire –, la rareté des conjonctions de coordination. Dans l’extrait ci-dessus, la norme du français recommanderait une virgule ou une conjonction entre : « le visage paisible les yeux fermés ». Ajoutons à cela l’absence de majuscules (présentes seulement pour les gentilés et les noms propres) et nous nous retrouvons avec un ensemble de procédés qui nous mènent vers la reproduction, dans et par l’écriture, de l’oralité. Et nous disons ici, reproduction et non pas retranscription, la différence est de taille, car ici pas de procédés superficiels tels que la retranscription phonétique de certains, de tournures ou encore de l’effacement de la double négation, c’est bien par l’agencement des vers, par la syntaxe qu’émerge, à la lecture, l’oralité.
« Claire l’alcool ne monte pas
je suis si triste qu’il reste coincé là juste
avant l’ivresse
tout à l’heure au lieu d’être excessivement
joyeuse ou blessée je me suis endormie
sur le canapé d’E. À Strasbourg – Saint Denis
Quand on se retrouve toutes ensemble ton
absence devient plus évidente encore
quelqu’un dit c’est la fête des Morts
et qu’il faut se souvenir
que ce n’est pas forcément triste
mais pour moi
tu n’es pas morte
David Bowie est mort
Leonard Cohen est mort
ma grand-mère est morte quand j’avais dix ans
toi ce n’est pas pareil
il est environ trois heures (…)
je ne pense à rien
j’écris ça sur mon téléphone » (pp. 28-29).
Au fil des jours de ce journal dont la date est inscrite à l’amorce de chaque page, par cette composition orale, ce sont de petites ritournelles qui se mettent en place, discrètes, discrets retours de rythmes qui nous accompagnent tout au long de notre lecture. C’est une mélodie qui se met en place, que viennent renforcer les références de musicales qui émaillent Perdre Claire, par cette oralité dont nous avons montré les modalités plus haut, s’instaurent, au gré des pages, une ritournelle, rythmique.
« le soleil et le froid me brûlaient le visage
j’avais annoncé mon départ
je pensais à toutes les chansons que j’étais en
train d’écrire
avec une petite boule d’espoir
dans la poitrine
(…)
est-ce que j’ai toujours quelque part sa voix,
la voix de Claire
oui toujours là dans un creux je m’adresse à
elle sans bouger les lèvres » (p. 40).
Outre la particularité d’un journal écrit en vers – et qui lui donne justement ce ton oral, il s’adresse à l’autre, à l’absente, Claire, le seul personnage nommé au fil des pages, les autres n’apparaissant que sous les atours d’une initiale. S’opère alors, dans et par ce procédé, un renversement, les vivants sont au second plan, Claire dont le nom ne cesse d’être cité, à qui l’on ne cesse de s’adresser, est au premier. Car si Perdre Claire est un journal de deuil, il n’est en rien morbide, plutôt empreint d’une étonnante légèreté, celle de l’oralité ; pas de cérémonies, simplement ce contact que l’on (entre)tient avec la disparue, par le fil de l’écrit, au fil des mois, des années, car oui, le journal déborde du lit de son année, il court jusqu’au troisième printemps suivant la disparition de Claire, l’écrit comme lien, par l’écrit « nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels » [Spinoza, L’Éthique] pas simplement, nous, mais tout ce qui nous entoure. Perdre Claire, certes, mas pas la clarté.