[Chronique] Sébastien Ecorce, Un road trip libertaire anti-doxique (à propos de Aden Ellias, Les artistes)

mars 5, 2022
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[Chronique] Sébastien Ecorce, Un road trip libertaire anti-doxique (à propos de Aden Ellias, Les artistes)

Aden ELLIAS, Les Artistes, éditions MF, à paraître en librairie mardi 8 mars 2022, 160 pages, 15 €, ISBN : 978-2-37804-043-7.

 

Les artistes est à prendre comme ce qu’il est, et comme ce qu’il n’est pas. Une œuvre, entre deux, une œuvre de renoncement et une œuvre d’affirmation. Une œuvre d’amour et de désir, mais selon une Loi du désir, toute particulière.

Un « trip libéral libertaire de l’amour libre » est–il indiqué avec toute ironie (page 85), autour et au travers de ce couple, Ana et Virgil, se rêvant d’être artistes, ou rêvant de l’être, ce qui ne peut être de la même dimension. Mais là où la prose remarquable d’Aden Ellias parvient à travailler cette subtile différence, en le fait de le rêver, et le fait d’en être, cet espace de détermination, de progression, de perte, de parcours plus ou moins symétrique, donne à ce texte une puissance d’analyse socio-critique du milieu, et des milieux artistiques. On y voit et rencontre des noms connus, référencés, traités et définis comme des noms de domaines, galeristes, artistes, créateurs, etc. On y voit avec une acidité souple et rare, les errements, pour ne pas dire les errances du couple. L’amour, ce qui les lie, bien évidemment, mais ce qui permet cette étonnante liberté, mais qui n’est pas le signe de la libération des corps, qui pourraient être vue là comme un processus de réalignement au dogme ou aux figures de l’adaptationnisme social. Un amour au contraire, qui miroite, qui s’étoile, au travers de toutes ces expériences. Les figures du renoncement n’y peuvent rien. Il est plus fort. Il est cette singularité qui conforte, renforce. Il y a en ceci une logique de l’amour qui se déploie tout au long. Les premières années du couple, le dédale lumineux des recherches, les petites expériences mercantiles, les processus de création, lui la littérature ou ce qu’il pensait tel, et elle, les beaux-arts et la musique, puis l’expérience du conseil, sorte d’interface sensible de la dérive des discours qui seront des marqueurs de changements politiques majeurs, des espaces de négociation des valeurs à la dérive, morales et éthiques. Le fameux cabinet « Be Yourself », en emblème de tous les supports de ce monde numérique et intégré, nous le livrant de l’intérieur, telle une farce tragique et burlesque. Car en ce livre, il ne peut être omis la dimension du poème-critique, une dimension d’une esthétique morale, et la dimension d’un théâtre bouffon, où le rire tragique s’associe avec la lame d’une acidité peu commune.

Chacun cherche son geste, son esprit. Chacun semble avoir ce geste, et son esprit. Chacun s’écoute. Chacun s’admire. Discrètement. Le regard est là. Toujours.  Se plaçant dans l’ordre de la création. Chacun s’approprie le corps de l’autre. L’observe. Chacun en ce couple traverse cette société, entre excès et manque. L’hubris. Mais une hubris qui convoque des remaniements, des articulations secrètes, énigmatiques, des cheminements autres. On s’adonne aussi à l’addiction. On s’enfonce dans l’addiction par un conformisme de norme de milieu. On se met à rêver. On rêve. On rêve mieux. On rêve moins. On se détache. On se perd. On tente. On vit. On vit avec le couple cette vie de rêve, qui fait œuvre de fiction de vérité. On vit l’expérience que l’on croit revivre. Dans cette société littéralement addictogène. On est dans l’arrière-cour, dans ces petits cercles qui forment une sensibilité, un parcours, pointent une direction. On est dans les sentes secrètes de la création, dans la dolence de ces arrières-esprits. On est dans la fiction du produit. La société est un produit. Le couple s’empare du produit. Du produit de la société, qui fait société. Le rêve de société est un produit. Mais l’amour, cette figure corrosive de l’amour, délie ces productions, en fournit d’autre rythmes, s’autres scènes poignantes. Les étreintes, la perte de la mère D’Anna, vécue au plus près, et la proximité de Virgil, toujours là, ne disant rien, respectant le regard, la parole, de la fille, de la fille du Père, et de la mère. Il est écrit, « toutes les femmes sont les filles de leurs pères, à un certain plan, et avec ce déplacement, cette fiction renversée, réélaborée, un autre Père, un Père mort, etc. » « Ana ne s’était pas inventée seule » et cette phrase, par suite, « Simplement. Peut-être. Ana aimait l’Amour ». Phrase durassienne, s’il en est. « Et Virgil l’avait laissée libre d’aimer cela parce qu’elle l’était avec ou sans lui. Mais Ana aimait Virgil bien plus que tout autre amour. Et Virgil, lui, n’aimait qu’Ana » (p. 86).

L’idéologie, les discours fascistes, l’appareillage douteux de la norme sociale en son versant et sa parure de procéduralité démocratique apparente, ne peuvent faire que le jeu de glissement de ces discours, de ces Discours qui prônent pour autant en de fantasmatiques mots d’ordres, l’égalité, le bien pour tous, le syntagme du bien commun, ravaudant l’esprit des lumières sur lequel se fondait l’idée de liberté. « Les lignes d’horizon se croisent, régime de la volonté générale et de celui des passions individuelles. » Ainsi, Les anti -discours, tombent et atteignent parfois, à front renversée, sur les mêmes crêtes, les mêmes lignes d’horizon.

Le récit est là à mettre en exergue ce risque de la conformité sociale, que le couple refuse à sa manière. Selon des variations toutes particulières. De l‘ extérieur, de l’intérieur. Par l’obliquité. Les « unicités et les jouissances »,des « discordances et des frictions réactives ». On retrouve là des éléments chers à Deleuze, et toute analyse, puis de Lacan. La jouissance de l’autre, la jouissance autre. Les franges radicales naissant de cette aversion même totale à forme intime de cette jouissance. C’est là qu’opère ce récit puissant, tant il dégage avec finesse ce qu’il en est du désir et de sa Loi, et de ce rapport à la jouissance. Il y va d’une forme d’extase sensuelle, de flottements, d’essais immatures et transgressifs, mais d’une extase aussi à choisir tel ou tel terme dans le déroulement et la constitution de la phrase. En y mêlant l’état proto-social et l’état du régime des pulsions, du plan quasi philosophico-politique au plan des Sujets, de leur leurs rapports à. Cela crée un précipice, une sorte d’ivresse, une sorte d’abîme, mais une sorte « d’espace-temps délié de l’amour », même s’il en est une forme « d’énergie noire ». « Je couche avec toi mais j’aime A. », en sa réversibilité même. Mais coucheriez-vous avec l’embryon d’un état aux procédures quasi fascistes ? Telle pourrait être la question qui nous est renvoyée. L’amour est ici protecteur, mais dénudateur, aussi. Il ne s’agit pas tant de trancher que de suivre ce long cheminement. « De s’exposer aux insouciances diverses et contradictoires. » ; « Ce n’était d’ailleurs pas fait pour être compris. »

Il y a une énergie de la dépense, dans ce récit, mais qui n’élude ni la douceur, ni la contradiction. Une énergie qui traite aussi de la violence radicale. On y perçoit les états limites, le corps des artistes s’expérimente de ces états limites, qu’ils touchent en la société même, à faire en sorte que cette jouissance ne soit plus seulement interdite. On ne répète pas, on rêve la répétition pour qu’elle puisse en être détournée de son occurrence. On retrouve un langage, dans la norme codée du langage. On s’y infiltre. Car les artistes s’infiltrent dans les jeux de discours dogmatisés, hypertrophiés. Ils en créent un espace coextensif à leur possibilité de se sentir un peu autre, relevant d’une autre jouissance, d’un autre désir d’une autre position dans la chaîne des positions. On s’y adosse à sa petite forme de transgression.

« Faire émerger une parole libre », sachant que la parole libre n’achève jamais l’acte de parler.  « L’attrait pour les structures, des filiations, du capital et du travail ». On y constate cette impulsion ontologique, de l’exécutant à des niveaux moyens, qui trame une critique perforante de ce système capitaliste, en sa généalogie. Jusqu’à y pointer un caractère d’implacabilité, ayant affaibli la légitimité comme la puissance des luttes collectives. « Modalités d’organisations », « structures purement symboliques ». Plongé dans ce système, en ce cabinet qui porte ce nom loufoque de « Be Yourself », syntagme en plasticité parfaite avec la norme actuelle, les voilà à faire tant de petites actions typiques, mais aussi à comprendre, à se porter au « désir de justifier l’effet de structure dans lequel ils étaient nés immergés ». Point n’est besoin de forcer le trait. Tant le trait est déjà là, en son inscription. Tant les mécanismes à l’œuvre sont là, objectivables.

On pourrait presque y considérer une géno-typie plastique et malléable du capitalisme postindustriel et numérique. « Constitutivement instable », tant la stabilité ne semble plus être de mise. Il y est évoqué « l’instabilité génétique d’un système suscitant pour lui-même et par lui-même ». Tout le récit y laisse paraître de ces effets de structure, dans « l’instabilité des devenirs et des positions ». Ce capitalisme-là, remaniant, reformulant incessamment ce qu’il en est de la position dans le devenir, et le devenir en toute position. Ce qu’il en est. Que la position ne participe plus du devenir. Et du devenir, la position. Une doxa anti-doxique. Une doxa qui écarte, évacue et surinvestie toute idée d’intensité. Qui qualifie et détermine la nature des taches dans l’implication même, définissant par là même le fondement même de toute implication à ces tâches, qu’elles en soient ou non.

Si les spécificités d’un anti-capitalisme sont assez finement glissées, le couple n’en demeure pas moins sceptique quant à cette idée. Ceux-ci ne considérant pas le social comme relevant d’une essence ou d’une immanence. Mais qu’est-ce qui verrait ce couple que les autres ne pouvaient entrevoir. Eh bien, rien. Justement. Rien de plus que les autres. Si ce n’est ce sentiment d’une éthique, d’une exigence à non pas dire non avec toute la frontalité d’un binarisme superficiel, toute l’opposition, mais à instiller ce qu’il en opère de la langue, mais aussi ce qu’il en relève des croyances. Il n’en tenait tant, Anna et Virgil, en leur corpusculaire amour, « ils continuaient toujours à croire en autre chose », quelque chose qui n’était pas tant là déjà, qu’il ne pouvait l’être. Ce désir d’être. Pris dans une forme de « contradiction subjective ». Qui n’est autre que la condition postmoderne. « La seule essence partagée la langue que nous parlions ». Là est pourrait être le seul et réel état de privilège, à faire corps dans le corps, à faire scission et essaim, en un même mouvement. Ce savoir non attendu et tenter quelques propositions de nature à infléchir à son niveau le cours des discours, des décisions et des actions. Un type de privilège rejoué qui pouvait en effet exclure davantage que distinguer. Placés sous l’égide des désirants, ils n’avaient « ni à combattre ni à renoncer ». Contradiction encore. Ou une autre forme d’accord semble se dessiner. Une lecture revisitée de la psychologie des foules, des phénomènes de grégarités et de viralisations des mécanismes d’auto-contrôles, les pratiques d’un style normatif, Anna et Virgil semblent se démarquer de cette réalité-là. « Ils s’aimaient de plus en plus à mesure qu’ils aimaient de moins en moins toutes sortes d’indignations partagées. »

Il faudra dans cette tension relative, choisir entre les figures de la desirabilité et l’incursion d’une « neutralité moïque » de l’œuvre. Il n’y aura pas tant l’effet de ce choix. Ou sa matérialisation. Il n’y aura pas d’abdication pour autant. Si ce n’est celle de l’esprit général constaté. Si ce n’est cette dénonciation des servilités, « cette peste », elle, réelle. A distance de la scène de « l’image et de l’égo ».

Pas d’auto-dépréciation non plus, mais un maillage de voix et de discours qui se répondent, se neutralisent, se métamorphosent, s’observent sans jugement. On joue à ce jeu social en sachant qu’il s’agit là d’un jeu social. Il fait sur ces plans office de fétichisations fluentes. On met en jeu et en acte ses parts maudites. Nous sommes fondamentalement ce que nous refusons de voir et que nous devons malgré tout apprendre à désirer, on évolue ainsi avec cette conception, qu’elle s’est durablement maintenue grâce aux représentations artistiques, et de cette attente projective, prises dans un jeu d’échos et de double configuration avec le monde social, avec la spécularité inverse du couple, qui sont autant de matrices de domination que le récit traverse et découvre. Développer le souci de l’autre, par une extension même de cette notion de l’Autre, à s’élever quelque peu du « degré zéro » des mythologies sociales. Ne pas faire allégeance à l’ordre social. De donner à entendre d’autres voix, dans la contradiction même. D’être davantage du côté de l’expression d’une puissance que de la jouissance. C’est en ceci que ce texte Les Artistes – qui réécrivent Les Choses de Perec, lesquelles réécrivent L’Éducation sentimentale de Flaubert – semblent marquer son empreinte. Celle de sujets et de corps à refuser toute posture, qui bénéficie d’une liberté, d’une éthique, dont ils se défendent de jouir sans limites, sous prétextes d’offrandes à la divinité psychanalyse, de la littérature et de la vérité, sans ce que ces dernières ne furent des servitrices bien dociles.

Cet esprit entrepreneurial au lieu de combattre la profondeur de Discours, ou de s’y opposer, s’ajuste à eux, à élaborer dans la durée des normes, croyances, confiances et postures. Le couple Anna et Virgil, traversant de véritables écologies institutionnelles et des milieux hybrides, interlopes, parfois très marqués, lieux de brassages où peuvent se rencontrer des mondes sociaux différents, tissant un certain vocabulaire, une singularité distinctive, des pratiques et des dispositifs. Chacun croyant pouvoir en le vivant, le traversant, le transformer, s’en emparer. Chacun évoluant dans l’être de cette illusion, à ne faire que progresser l’ontologie naturelle d’une telle scène. Ainsi, a-t-on cette impression chevillée au corps que la liquidité des états, des milieux, traversés, par le couple, rend toute cette implacabilité à la dérive des sociétés démocratiques actuelles. Faire croire que tout serait de l’ordre du fluide, du passage, pour en masquer les logiques arrière, techniques, discursives, sociales et idéologiques. La figure du couple devenant écran, forme spectacle, où en eux et par eux viennent presque se mirer les « désirants » ébahis par les possibilités offertes. Donner et vivre cette impression d’une transparence du geste, à ne connaître aucune limite matérielle, alors que cette matérialité fut partout présente.

L’âge des systèmes, des Discours sur les systèmes, fournit ainsi des réponses aux situations que les personnages vivent : ils permettent de s’ajuster, de s’adapter à l’ordre, au pouvoir qui nous travaille continuellement, habite les corps, les désirs. Il participe plutôt à un rythme, un agencement problématique, entre des politiques libérales, des situations personnelles, des dispositifs, raison instrumentale et extractivisme des ressources de l’individu.

Nous sommes convoqués à l’intersection du monde sensible et du monde intellectuel, du concept, avec ce récit qui assure toute circulation et transformation d’un fond archétypal (pulsionnel) d’images et de savoirs (bricolage avec insu) qui s’expriment dans une subjectivité propre, que chaque sujet doit mobiliser pour y avoir accès. En y prêtant attention au rêve, une discussion écologique avec les mondes, la micro-intuition, la marque érotique, des images qui surgissent et émergent dans le flux de la vie. On pourrait presque reconnaître qu’Anna et Virgil, comme des êtres imaginaux, sortes de passe-muraille à se laisser porter par la figure du désir, et à fendre les ordres du réel, recyclent leurs savoirs incorporés et les réinvestissent dans le corps social, mais d’une façon autrement plus singulière.

Les Artistes est ainsi un livre de funambule, qui nous plonge dans un état de rêve, d’itinérance des aspirations, de fondation de soi, d’altérations, de désir. « De dire la mutation, d’écrire cet écart, de lui donner forme ». Un récit qui n’oublie surtout pas que le style n’est pas qu’une affaire de technique, mais de vision.

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