[Chronique] Fabrice Thumerel, Pour une écriture charognardisée (Stéphane Vanderhaeghe, P.R.O.T.O.C.O.L.)

[Chronique] Fabrice Thumerel, Pour une écriture charognardisée (Stéphane Vanderhaeghe, P.R.O.T.O.C.O.L.)

mai 7, 2022
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[Chronique] Fabrice Thumerel, Pour une écriture charognardisée (Stéphane Vanderhaeghe, P.R.O.T.O.C.O.L.)

Stéphane Vanderhaeghe, P.R.O.T.O.C.O.L., Quidam éditeur, février 2022, 576 pages, 25 €, ISBN : 978-2-37491-243-1.

« Et si rien de tout ça n’avait eu lieu –? si la seule réalité de tout ça n’était
que celle prêtée par un imaginaire que gangrènent dans un montage
halluciné les flashs, les visions conquérantes formatées par
ces scénarios dans lesquels je me suis tant projeté, j’ai vécu –? »
(Stéphane Vanderhaeghe, CharØgnards, Quidam, 2015, s. p.).

« […] la littérature tout entière ou ce qu’on fait passer pour
n’est plus qu’une somme de clichés navrants ;
au diable l’écriture « démocratique » et tout le blabla qui l’entoure,
on connaît la chanson, merci ! »
(Stéphane Vanderhaeghe, À tous les airs, Quidam, 2017, p. 44).

 

Pour une charognardisation de la litiérature 

Dès ses deux premiers romans, déjà publiés chez Quidam, Stéphane Vanderhaeghe choisit son territoire : un no man’s land à partir duquel il peut observer ce « vaste cimetière » qu’est devenue la litiérature contemporaine, où sévissent d' »impies charognards » ; c’est depuis cette zone à part qu’il explore l’espace quasi infini des possibles pour faire résonner son « petit air de musique défendu », loin des airs trop de fois entendus (À tous les airs, p. 12 et 56)…

Dans Charøgnards (2015), quelque chose s’est passé… mais quoi, quoi, quoi ? L’hésitation fantastique est à son comble avec un narrateur « doté d’une imagination débridée » comme d’une étonnante lucidité, qui entretient nos doutes, jongle avec les conventions du genre comme avec notre bibliothèque (ces corbeaux ne sont pas sans évoquer Bruegel, Rimbaud, Van Gogh, etc.), souligne lui-même ses dramatiques omissions et ambiguïtés, nous guide vers un scénario catastrophe de science-fiction… Dans ce premier roman qui se situe explicitement en droite ligne des faux journaux intimes ressortissant à un fantastique philosophique (Gogol, Maupassant, Sartre) et joue avec la référence cinématographique par excellence que constitue le film d’Hitchcock Les Oiseaux, nous assistons à la charognardisation des repères spatio-temporels comme du langage même :  le narrateur fait tournoyer autour de nous les mots-corbeaux, jusqu’à nous donner le tournis avec un agencement répétitif qui fait sortir la langue de ses gonds. De quoi nous clouer le bec !
Après ses impressionnants CharØgnards, le jeune écrivain retient la leçon gidienne en ne profitant pas de l’élan acquis : si, dans À tous les airs, il continue de jouer avec les protocoles romanesques, cette fois, dans une langue jouissive qui mêle humour noir de croque-mort, jeux typographiques et usage singulier des tirets, ce sont ceux du roman policier et de tout personnage de fiction traditionnel…

 

Homo economicus homini rattus est

Quant à P.R.O.T.O.C.O.L., il nous interroge sur un monde qui, bien qu’indéterminé, n’est que le double du nôtre : « nous vivions dans un monde exsangue dissimulant son teint mortifère sous le fard d’une démocratie sociale qui n’en avait guère que le nom, l’argent allait à l’argent allait à l’argent, les circuits spéculatifs étaient viciés mais bien huilés, les courbes exhibaient un soupçon de reprise, les chiffres criaient victoire, les indicateurs étaient au beau fixe, on les manipulait comme on voulait au gré d’algorithmes servant de savants calculs & on ne savait plus trop quoi penser […] » (349-50). On y parle « ouverture internationale », « stratégie marketing », « monitorage de soi », « innovation managériale, teamwork, adaptabilité, flexibilisation » (67)… S’il existe un « nous », il correspond à une masse de résignés, d’aliénés : « nous marchons au pas nous courbons l’échine nous applaudissons-rions-pleurons quand on nous demande d’applaudir-rire-pleurer […] mais parfois nous nous rebiffons & collons sur nos boîtes aux lettres un autocollant STOP PUB parce que nous le valons bien » (93)… Geste dérisoire qui trahit notre imprégnation par le discours dominant.

Dans cette société à l’image des univers dystopiques, chaque nuit, selon un protocole rigoureux, celui dont le nom de code est RE:AL part à l’aventure braver « un Code pénal tentaculaire » (35) : quelques zébrures sur des biens-publics et même des enseignes au pouvoir symbolique (MacDo) pour tenter de faire sortir de leur torpeur tous ces gens « acquis à la cause d’un système qui les broie sous ses dents de pourrissure » (25). Et ici il convient de prendre le texte à la lettre… Dans l’immonde société de consommation saturée d’immondices, ce sont les rats qui auront le dernier mot : « Le rat observe et reproduit fidèlement le comportement humain. Il s’adapte, traverse les siècles, déplace son empire souterrain. Le rat n’hésite devant rien pour asseoir son hégémonie. Il court derrière le pouvoir, le profit, ses appétences sont sans fin, il a les dents longues » (104)…
Homo economicus homini rattus est.

Les « détournements de logos » (41) qu’opère clandestinement RE:AL, qui s’attaque ainsi à la RÉALité spectaculaire, ressortissent à un protocole de charognardisation de cette langue lisse qui est celle de la domination : « LibRT d’Xpression mon Q » (43)… La pratique de celui qui peut être considéré comme le personnage principal est emblématique : le texte même fait déraper la langue-lisse, à coups de détournements (« l’habit-qui-fait-le-moineau & plume le pigeon »), de mots-valises (« délirevanche », « emberlificrotté »), de calembours et à-peu-près (« âmeçon », « ministérile »), de paronomases (« paradis fiasco-fiscaux »)…

Écrire c’est donc s’attaquer aux « signes vides & réifiés » propres à une société du simulacre dans laquelle, comme l’a montré Baudrillard, « la langue est un objet de consommation comme un autre » (203).

 

« Bienvenue dans le monde de demain » (p. 84)…

Au plan chronologique, le premier protocole de ce roman critique est celui d’un spectre anonyme dont nous ne connaissons pas la mission et que les caméras de surveillance finissent par perdre de vue : c’est par lui que fait irruption l’événement dans une société de l’anticipation (Sadin), que surgit l’imprévu dans un monde où tout semble prévu et prévisible ; cette figure ordinaire devient extra-ordinaire par le pouvoir d’un récit ultérieur qui impose sa nécessité rétroactivement.
Le dernier est un acronyme : P. R. O. T. O. C. O. L. = « Principes en vue d’une Révolution Organique & Totale Œuvrant pour la Convergence Opérationnelle des Luttes » (545). Un processus révolutionnaire peut-il ouvrir l’espace des possibles dans une société de contrôle hypermoderne qui impose son storytelling dominant, une société de l’anticipation dans laquelle on (re)constitue des faits, on raconte des histoires depuis un futur maîtrisé, une société sans Histoire dans laquelle la narration se substitue à l’action ? Entre prospective et rétrospective, quelle prise sur le monde réel ? Dans cette perspective, « l’avenir n’aura jamais été qu’un vaste simulacre » (145), le monde-de-demain n’est qu’un miroir aux alouettes, pire un palais des glaces.

D’où la stratégie déceptive de l’ôteur, qui joue avec l’esprit romanesque de lecteurs dopés aux récits sérialisés. Dans cet Objet Littéraire Multipolaire & Pluridimensionnel (OLMP) qui égare les lecteurs dans un labyrinthe spatiotemporel et topique, tout est raconté au futur antérieur, à savoir depuis un temps apocalyptique et épileptique : les épilepses (notion évidemment non genettienne !), qui rythment la fresque avec les comptes à rebours et des « audios » plus ou moins contaminés par l’inaudible, constituent « l’épilogue éclaté » (formule de l’auteur dans un échange) d’une histoire dont le point de bascule mystérieux est un soir d’élection où apparaît l’acronyme P. R. O. T. O. C. O. L.

 

Histoires de protocoles… Rencontre à la Maison de la poésie Paris (réserver)

Mercredi 11 mai à 20H, Maison de la poésie Paris (réserver) : Histoires de protocoles… Nouvelles poétiques. Soirée avec Elsa Boyer et Stéphane Vanderhaeghe.

S’il est un terme qui a connu une nette inflation avec la crise sanitaire, c’est bien celui de protocole. Deux remarquables fictions indécidables (Blanckeman), dont les topiques et poétiques divergent, proposent des représentations protocolaires très différentes.

La première dystopie d’Elsa Boyer nous plonge dans un univers feutré régi par la Juge : de la même façon que des milliardaires rêvent aujourd’hui de fuir dans l’espace le réchauffement climatique, dans Orbital un vaisseau spatial tente l’aventure avec à son bord des créatures protocolairement guidées… Et le lecteur de se poser des questions : que se passerait-il si un jour nous n’étions plus des personnes et qu’une révolution cognitive rendait caducs nos modes cérébraux ? Que se passerait-il si un jour le passé et l’avenir ne nous appartenaient plus et que l’accès aux histoires ne nous était donc plus possible ?

Quant au P.R.O.T.O.C.O.L. de celui qui, depuis Charøgnards, s’est révélé maître dans l’art de la tension dramatique et le jeu avec les codes artistiques, il nous interroge sur une société qui, bien qu’indéterminée, apparaît comme une copie exacerbée de la nôtre : comment échapper à la société de contrôle hypermoderne et à son storytelling dominant ? Comment, dans une société de l’anticipation où tout semble prévu et prévisible, créer un événement, c’est-à-dire ouvrir l’espace des possibles ? Par un processus révolutionnaire ?

Elsa Boyer est écrivaine, théoricienne et traductrice. Elle enseigne la théorie des médias, les humanités numériques et les questions d’écriture expérimentale à l’école des arts décoratifs de Paris. Elle a publié un essai intitulé Le Conflit des perceptions (MF, 2015) et sept récits (P.O.L et MF).

Stéphane Vanderhaeghe en est à son troisième roman chez Quidam éditeur, après Charøgnards (2015) et À tous les airs (2017). Il est également traducteur de l’anglais (Joshua Cohen, Eugene Marten, Kate Zambreno, Sabrina Orah Mark…), et enseigne la littérature américaine et la traduction à l’Université de Paris VIII.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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