Elsa BOYER, Orbital, éditions MF, coll. « Inventions », novembre 2021, 126 pages, 15 €, ISBN : 978-2-37804-040-6.
Présentation éditoriale
Entre science-fiction et space opéra, Orbital décrit la fuite dans l’espace d’un personnage mystérieux et tyrannique : la Juge. Le récit se déroule pendant l’Ere tropicale. Les populations humaines organisent leur survie en formant des castes et en se claquemurant dans des forteresses ventilées. La Juge décolle sans y avoir été autorisée. Dans l’espace, elle conclut que devenir un réseau d’hologrammes assisté de soldats reproductibles en série est la meilleure manière de s’assurer le contrôle.
Contrôle sur les psychés de la flotte, contrôle sur les moindres réactions du coéquipier, contrôle sur les données du prototype, contrôle sur l’architecture du vaisseau et ses trajectoires. La Juge s’efforce de supprimer le dehors, enferme sa mémoire sur des serveurs bunker, la rend inaccessible. Dystopie fascinante, réflexion profonde et salutaire sur les techniques et les enjeux du contrôle, Orbital est la première incursion de son autrice sur le terrain de la science-fiction.
Une création exorbitale /FT/
Émérite lecteur, mon semblable, mon frère…
tu ne sais où tu mets les pieds, si l’on peut dire… où tu t’embarques… Sans le savoir ni le vouloir peut-être, en ouvrant ce qui se nomme encore un livre, en fait tu lances un programme, mais tu en as l’habitude, sans doute, dans notre société high-tech : « RESTOREY« , puis « NARRHATOR« … Et c’est en effet tout un programme qui s’offre à toi et te fait quitter l’orbite de ce que, dans le milieu, on appelle la-Littérature : « le mode lecture est possible / le mode intrigue non disponible / informations trop parcellaires pour les hiérarchiser« … Un élément prometteur, toutefois : « bribes fictionnelles à haute teneur narrative« … De fait, le texte que nous découvrons ensuite se présente sous la forme d’un Protocole Factuel (PF). Ce protocole exorbital ressortit, sinon à l’avant-garde, du moins au genre de l’anticipation, et dans cet univers dystopique est interdit tout ce qui constitue le cœur de notre humanité, savoir l’activité même d’être humainement au monde, ne serait-ce que par le biais d’un personnage (intentionnalité, réflexivité, temporalité tridimensionnelle) : « alert (vous activez le point de vue d’un personnage, vous projetez déjà des intentions, vous supposez déjà des souvenirs)« …
Dans ce monde artificiel régi par des programmes et des protocoles qui éliminent tout imprévu et toute spontanéité, tout désir est risque et tout récit une menace. L’annihilation du caractère historié de notre psyché a pour corollaire un nouveau type de fin de l’histoire : « Rien n’arrive plus, c’est pour le mieux, les individus encaissent si facilement les congestions du présent » (24). La disparition des événements est consubstantielle à la mort du narratif. Une seule dispose de la perception du temps et du pouvoir narratif, la Juge, qui comprend que le contrôle absolu relève non plus de la parole mais des biotechnologies alliées aux sciences du numérique : « Elle n’a plus à raconter, les récits sont sans impact. Elle améliore son autorité par le contact direct, individuel, continu et en tous points. Elle s’étend » (21). Comme Dieu, la Juge possède le don d’ubiquité grâce à Holotek ; si, déjà dans Walla Walla (P.O.L, 2019), le moindre souvenir émouvant était traité par le Psychotek, cette fois, dans ce microcosme, PsyOrg_ et Hope iiiX – entre autres – permettent à la Cheffe de maîtriser les psychés de ses coéquipiers jusqu’au « redressement mental »…
Ici, la lutte des classes est remplacée par la lutte des castes (Vigoureux, Dementor, Regulator), la bataille entre modes cérébraux, qui peut frapper à tout moment toute puissance de « dissonance cognitive »… Un tel conflit explique la rébellion de la Juge, dont le cerveau est moins « sophistiqué » que celui des Dementor puisque de génération ancienne (plus « humaine », malgré tout).
La première dystopie d’Elsa Boyer, qui transgresse les frontières entre humain et non humain, masculin et féminin, intérieur et extérieur, réel et virtuel, nous plonge dans un univers feutré régi par la Juge : de la même façon que des milliardaires rêvent aujourd’hui de fuir dans l’espace le réchauffement climatique, dans Orbital un vaisseau spatial tente l’aventure avec à son bord des créatures protocolairement guidées… Et le lecteur de se poser des questions : que se passerait-il si un jour nous n’étions plus des personnes et qu’une révolution cognitive rendait caducs nos modes cérébraux ? Que se passerait-il si un jour le passé et l’avenir ne nous appartenaient plus et que l’accès aux histoires ne nous était donc plus possible ?
Ira-t-on jusqu’à voir notre monde de demain dans ces lignes : « Après l’implosion des océans et le remplacement massif des zones étanches par des zones poreuses, un transfert d’énergie pour modifier l’orbite de la planète » (70) ?…
Histoires de protocoles… Rencontre à la Maison de la poésie Paris (réserver)
► Mercredi 11 mai à 20H, Maison de la poésie Paris (réserver) : Histoires de protocoles… Nouvelles poétiques. Soirée avec Elsa Boyer et Stéphane Vanderhaeghe.
S’il est un terme qui a connu une nette inflation avec la crise sanitaire, c’est bien celui de protocole. Deux remarquables fictions indécidables (Blanckeman), dont les topiques et poétiques divergent, proposent des représentations protocolaires très différentes dans deux sociétés de contrôle bien distinctes qui ressortissent à la dystopie.
Elsa Boyer est écrivaine, théoricienne et traductrice. Elle enseigne la théorie des médias, les humanités numériques et les questions d’écriture expérimentale à l’école des arts décoratifs de Paris. Elle a publié un essai intitulé Le Conflit des perceptions (MF, 2015) et sept récits (P.O.L et MF). Sur LIBR-CRITIQUE, lire sa contribution au Dossier « Ce que les femmes font à la poésie ».
Stéphane Vanderhaeghe en est à son troisième roman chez Quidam éditeur, après Charøgnards (2015) et À tous les airs (2017). Il est également traducteur de l’anglais (Joshua Cohen, Eugene Marten, Kate Zambreno, Sabrina Orah Mark…), et enseigne la littérature américaine et la traduction à l’Université de Paris VIII.