Suite à la parution en décembre dernier de Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 144 pages), mais également, en ce début janvier 2022, d’une anthologie proposée par Marie de Quatrebarbes aux éditions du Corridor bleu, Madame tout le monde, ce dossier qui emprunte son titre à l’une
des sections de Polyphonie Penthésilée pour réunir entretiens, extraits (inédits pour la plupart) et chroniques, vise à donner un aperçu complémentaire de la création actuelle au féminin, tout en donnant la parole à des poétesses sur leurs pratiques comme sur les conditions qui leur sont faites dans cet espace éditorial de circulation restreinte : environ deux tiers d’entre elles (61,5% exactement) ont participé à l’une ou l’autre de ces deux aventures collectives cruciales que sont Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021) et Madame tout le monde ; ajoutons deux autres variables, l’âge (pour l’instant : une septuagénaire, une sexagénaire, une quinquagénaire, six quadragénaires et quatre trentenaires) et les lieux d’édition (une petite trentaine). Les trois mêmes questions sont posées à chacune afin de construire un éventail de réponses qui, à défaut de constituer une enquête conforme à tous les critères propres aux sciences sociales, n’en est pas moins significative.
Après l’entretien de Liliane Giraudon, de Sandra MOUSSEMPÈS, d’Aurélie Olivier, qui a dirigé le volume Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021), et de Virginie Lalucq, voici celui d’Elsa Boyer.
Elsa Boyer est écrivaine, théoricienne et traductrice. Elle enseigne la théorie des médias, les humanités numériques et les questions d’écriture expérimentale à l’école des arts décoratifs de Paris. Elle a publié un essai intitulé Le Conflit des perceptions (MF, 2015) et sept récits (P.O.L et MF). Le dernier, Orbital, est paru en novembre 2021 aux éditions MF. Ces récits interrogent chacun à leur manière notre environnement médiatique contemporain, que ce soient les images du sport, de la politique des réseaux sociaux. En s’efforçant d’intégrer l’influence du numérique et des jeux vidéo dans la littérature, ces textes explorent des formes de narration poétique qui privilégient la boucle, la série, la bribe, la répétition. Ces narrations minimalistes et fragmentaires sont l’occasion d’entrer dans les textures de la langue, les structures des phrases, pour essayer de figurer les effets du capitalisme contemporain et de ses images sur nos perceptions, nos corps et nos désirs.
En ce temps de chasse au « wokisme », comment traiter encore les rapports de domination ? Sans tomber dans l’idéologie et en maintenant le cap : LIBR-CRITIQUE s’est toujours inscrite dans le prolongement de la pensée critique des Modernes, ce qui suppose le refus de tout identitarisme. Dans Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires(Seuil, 2021), Élisabeth Roudinesco montre lumineusement en quoi diffèrent les luttes émancipatrices du siècle dernier et celles menées actuellement au nom de telle ou telle soi-disant « identité » (raciale, nationale ou sexuelle) : les premières visent un universel singulier (Sartre) ; les secondes, un particularisme sectaire. /FT/
Entretien d’Elsa Boyer avec Fabrice Thumerel
FT. Aujourd’hui, que font les femmes à la poésie ?
EB. Je pourrais dire ce que certaines font dans la poésie mais pas dire ce que les femmes font à la poésie. Il y a là deux catégories qui posent déjà question, celle des femmes, celle de la poésie. Et je ne suis pas sûre que ces deux catégories permettent d’opérer. Je n’aimerais pas non plus verser dans l’idée qu’une position qui a été minorisée, en l’occurrence qui porte la marque de son genre, doit du coup forcément produire une contre position, affirmer des formes ou des ruptures. C’est pour cela aussi que le titre de l’anthologie Madame Tout le monde qu’a choisi Marie de Quatrebarbes me semble bienvenu, dans sa manière de rappeler une assignation et d’entremêler sur un mode non spectaculaire, très banal en fait, les féminins et masculins dans une forme de continuum.
À la limite, on aurait bien aimé pouvoir reprendre la phrase de Monique Wittig dans La Pensée straight, « les lesbiennes ne sont pas des femmes », et dire que les poètes ne sont pas des femmes. Mais on ne peut pas prendre cette phrase qui vaut spécifiquement pour les lesbiennes politiques. On peut juste s’en inspirer. Ou alors on pourrait peut-être commencer par écrire autrement ce terme de « femmes », et le transformer en « phemmes », par exemple, pour reprendre un mot qu’on trouve dans Le Pays où tout est permis de Sophie Podolski.
Disons qu’elles font des choses extrêmement différentes les unes des autres, elles ne sont pas sur une même ligne parce qu’elles ne cherchent pas à s’aligner sur une identité homogène qui inclurait de force ou qui exclurait d’autres positions. Elles font des poèmes en short pour reprendre un vers de la poète Anne Portugal dans Et comment nous voilà moins épais. Elles cherchent des phrases et où situer un corps dans le quadrillage des mots. Elles expérimentent entre formes poétiques et formes narratives, entre formes abstraites ou méta et formes incarnées, entre concepts et ultra sensuel. Elles font des revues entre anglais et français comme Jackqueline Frost avec Luc Bénazet. Elles font des anthologies qui interrogent le geste de l’anthologie, avec Marie de Quatrebarbes, mais aussi Élodie Petit et Marguerin Louvier. Elles traduisent aussi.
Aujourd’hui ce que les poètes.ses font plus facilement dans la poésie, c’est peut-être se glisser dans des filiations, des affinités, lire des poètes.ses, leurs travaux d’édition, de traduction, de revues, et décider que c’est ce travail-là qu’on choisit de transmettre en priorité à des étudiant.es, par exemple. Il est sans doute plus facile aujourd’hui d’exister dans des généalogies ou bien, d’ailleurs, de se construire contre elles.
FT. Remise en question, la domination masculine est encore d’actualité dans le milieu poétique. Est-ce à dire qu’un #MeToo y serait également nécessaire ?
EB. S’il s’agit de reconnaître que dans le champ poétique aussi ont eu lieu et perdurent des pratiques de domination, effectivement c’est nécessaire. S’il s’agit d’avoir un #metoo pour rejoindre les autres secteurs institutionnalisés de la culture, ça l’est sans doute moins. Mais peut-être faut-il aller au bout de cet activisme de hashtag pour voir aussi ce qu’il ne résout pas. Et on peut se demander si le hashtag n’induit pas un certain formatage dans les manières de constituer les paroles. Sur ce point il faut préciser que le premier « Me Too Movement » étant le fruit de la travailleuse sociale et militante africaine américaine Tarana Burke, on peut aussi s’interroger sur le fait de reprendre par le biais du hashtag cette initiative pensée pour soutenir les victimes d’agressions sexuelles qui subissent des oppressions croisées qu’en tant que poètes blanches de classe moyenne plus ou moins supérieure nous ne connaissons pas. On peut également s’interroger sur le fait de révéler l’ampleur des phénomènes de dominations à travers des plateformes qui appliquent des logiques propriétaires et d’extraction de valeurs envers les données qui y sont déposées.
Au niveau des effets, si on regarde le cas du cinéma, il est intéressant de voir aujourd’hui les formes de réactions que #metoo a produites dans une série de films sortis récemment, et de constater que certains réagissent à ces effets de dominations en reposant la question de la parole (Annette de Leos Carax, Titane de Julia Ducournau, Black Widow de Cate Shortland), en inventant des formes pour cette adresse, alors que d’autres réagissent en réaffirmant les hiérarchies en place (The Last Duel de Ridley Scott).
FT. En fin de compte, bien qu’il n’y ait pas d’écriture féminine (à bas l’essentialisme !), en quoi peut consister cette « langue / introuvable » qui serait celle des femmes selon Liliane Giraudon ?
EB. Elle peut consister en beaucoup de choses. Je retiens par exemple le piratage ou le bodybuilding de Kathy Acker qui casse de manière contrôlée le muscle de la tradition littéraire masculine dont elle est exclue, étant assignée femme, pour ensuite y introduire des facteurs de croissance et le faire repousser plus gros. Cette langue ce serait donc celle de Don Quichotte qui devient chevalière en devenant folle, c’est-à-dire en se faisant avorter dès le début du livre pour ensuite partir en quête de l’amour.
On en trouve aussi un exemple chez Lisa Robertson qui, dans The Baudelaire fractal, revient sur cette forme de police des textes littéraires et poétiques excluant les lectrices. Elle cite notamment les pages qu’écrivait Baudelaire dans son journal à propos de la jeune fille et explique qu’elle en est venue à considérer ces exclusions non plus comme une série de coups de poing décochés à l’estomac, mais plutôt comme des sortes d’invitations perverses. Elle lie aussi cette « langue introuvable » à une étymologie du terme « auteur » qu’elle se souvient avoir lu quelque part et dont elle ne cherche pas à vérifier l’authenticité : « auctore », augmenter. Écrire ce serait donc augmenter, et « l’augmenteuse inclut les parties déplacées parce qu’elles procurent du plaisir » (p. 141).
Dans le sillage de Kathy Acker et de Lisa Robertson, c’est aussi la littérature de Claire Finch qui cherche comment, entre théorie et narration, entre humour et précision analytique, les récits de sexualités féministes queer équipées de sex toys (car comme l’écrit Sam Bourcier dans Queer zones, p. 195 : « Quitte à garder un fantasme ontologique : mieux vaut être un gode qu’une goddess ») peuvent augmenter nos identités et nos corps toujours trop restreints.
Afin de poursuivre et déplacer cette idée d’augmentation, si la temporalité induite par la domination fait que les écrits des femmes ont été invisibilisés, ou dans certains cas n’ont littéralement pas pu exister, que cette écriture arriverait donc après, alors c’est sans doute aussi cette temporalité qu’il faut remanier. Car sinon nous restons de toute façon sans cesse prises dans cette temporalité du retard construite par la domination. Peut-être faut-il inventer une nouvelle logique du supplément, comme le faisait Derrida pour les rapports entre écriture et parole.
Mais il faut dire aussi que cette langue, malgré tout, on la trouve. En revanche on peut s’interroger sur toute une série d’invisibilisations et de censures de vécus non binaires, non blancs, et de personnes contraintes de quitter un pays pour entrer dans un autre. Ces langues-là ne sont pas seulement introuvables, elles sont empêchées et occultées par les représentations imposées des médias.
Inédit : poème sans titre