[Chronique] Fabrice Thumerel, À la recherche de la démocratie perdue (à propos de Olivier Penot-Lacassagne, Les Bâtisseurs de ruines)

juin 19, 2022
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[Chronique] Fabrice Thumerel, À la recherche de la démocratie perdue (à propos de Olivier Penot-Lacassagne, Les Bâtisseurs de ruines)

« And now the clown is going to do some magic for you ! »

En ce jour de scrutin déterminant qui voit trembler les mêmes pantins aux manettes, découvrons sur Calaméo cette fable décapante, Les Bâtisseurs de ruines – en écho déformé à la pièce de Boris Vian (L’Arche, 1959) –, publiée par un spécialiste des avant-gardes (et notamment de Christian Prigent) : lire ici.

 

Présentation auctoriale

Fiction politique, essai satirique, conte parodique, docu socio-historique ou roman vrai, Les Bâtisseurs de ruines relate le dernier discours, la veille du scrutin à l’élection présidentielle, du candidat Petit Corps Replet, sous le regard cynique de Malingre, son homme de plume et proche conseiller. Le temps de ce discours, qu’on lit par fragments, affleurent des souvenirs de campagne (rencontres avec les médias, débats officiels, conversations dérobées, déclarations de presse…) qui font écho à la déclamation par PCR d’un bréviaire politique étriqué, à la brisure de deux époques, l’une s’achevant sans jamais finir, l’autre tardant à naître dans les décombres d’une planète exsangue.

Satire insolente combinant les formes, mêlant les langues, les tons et les voix, ce livre explore les tours et les détours de la parole politique, sa fabrique, sa mise en bouche, sa profération. Urgence climatique, révoltes populaires, démocratie citoyenne, aveuglement des élites, impasses européennes : devant une foule conquise, Petit Corps Replet promet un après le monde d’avant. Abradacadabra clame cet ambitieux bâtisseur pour mieux conjurer le désastre qui vient.

 

À la recherche de la démocratie perdue /FT/

Cette fable politique qui allie saynètes grotesques, ingénieuses inventions verbales et passages à l’acide satirique – pour reprendre une formule de Prigent – décrit implacablement les rouages de la mécanique présidentielle à l’ère de la post-politique : comment faire comme si le peuple existait réellement et s’exprimait librement, sans être manipulé par une classe dominante ventriloque ? comme si la réalité sociale de la fRANCE  pouvait être subsumée sous sa devise Liberté-Égalité-Fraternité ? Si l’on suit Alain Badiou dans À la recherche du réel perdu (Fayard, 2015), en tant que dernier avatar du capitalisme, le néo-libéralisme peut être défini comme « ce monde qui est constamment en train de jouer une pièce dont le titre est « La démocratie imaginaire. » » Dans les années trente, l’un des programmes de recherche marxistes s’intitulait « Retrouver l’objet ». Autant dire que, déjà, le défaut de prise sur le « réel » hantait et défiait l’intelligentsia révolutionnaire : l’abstraction capitaliste avait pour corollaires la déréalisation et la déréliction contemporaines. Les écrits des Gide, Berl, Nizan, Guilloux, Aragon et leurs épigones fustigeaient l’idéalisme des sorbonnards, le règne du conformisme intellectuel et moral, bref, « la décrépitude du monde bourgeois » (Les Chiens de garde, 1932). N’épargnant ni Benda ni Brunschvicg ni Bergson – qui pourtant a réagi contre les excès de l’intellectualisme et du scientisme, faisant prévaloir l’intuition sur la raison –, Emmanuel Berl et Paul Nizan stigmatisent ces « chiens de garde » dont la vacuité des discours ainsi que l’idéalisme ne sont que trop connotés idéologiquement : en accréditant la notion d’un Homme abstrait, ils alimentent en effet le mensonge de l’humanisme bourgeois. Dans notre société spectaculaire, où l’on assiste à la dématérialisation de l’objet, notre dernier penseur réellement marxiste constate que le « réel » a disparu au profit des « réalités » : au nom du pragmatisme marchand, d’un réalisme ultralibéral imposé par ces nouveaux chiens de garde que sont les économistes et leurs suppôts journalistes, il faut se soumettre aux « réalités » du Marché, c’est-à-dire à ses Diktats.

Dans Les Bâtisseurs de ruines, avec pour seule boussole le « gloriomètre », ceux qui assurent le triomphe du « comme si » sont ces « VRP du néolibéralisme » que sont Petit Corps replet – alias Macron –, son premier plumitif-supplétif, Malingre – alias Bayrou –, épaulés par des subalternes aux noms tout aussi farcesques (Pouf et Patapouf, Jeannot-Lapin, Tromblon, Laduche, etc.), sans oublier les « philosophes des gondoles ». Le réalisme néolibéral est le seul à passer pour sérieux, crédible, etc., dans la mesure où il oppose le pragmatisme à l’idéalisme, l’utopisme ou l’idéologisme : « par-delà les dogmes et les doxas, le bon sens populaire et la fumisterie des grandes idées, le « pragmatique » pense résultats. » Fini le temps où certains souhaitaient « changer la vie » : « Entre mensonge romantique et vérité romanesque […]. Mentir vrai : facétie bien connue ! » (Comme quoi les différences esthétiques sont également éthiques/politiques). En bon adepte de la realpolitik, le « toutologue » dont la posture présidentielle est celle du « sauveur providentiel » suit cette ligne consensuelle : reconstruire-rassembler-réconcilier-réformer. À l’époque de la post-vérité, pour s’imposer il faut et il suffit aux dominants de maîtriser leur « grammaire sociale » et leur casuistique néo-libérale : « Dans un français impeccable, économe et technique, ils déclamaient d’ineptes vérités qu’ils se plaisaient à croire définitives. » La langue de la domination est lisse et abstraite : changement, s’adapter, valeurscorps social, « sens de l’état », « sens des responsabilités »… « les Français veulent plus d’horizontalité »… réinventer la démocratie… « imaginer le monde de demain »… préparer le monde d’après… « mobilisons l’intelligence collective »… nouvel humanismeoptimisation sociale (euphémisme pour ne pas dire « fraude » ou « évasion fiscale » ou « contournement de la loi »)… « nouvel élan sociétal » (car le social, c’est sale !)… La pensée sloganisée vise à s’acquitter efficacement d’une corvée républicaine : dans un pays qui a décapité son dernier roi, pour être élu monarque, il faut à intervalles réguliers s’adresser au peuple, « cette obscure foule des laissés-pour-compte et des culs-de-jatte, sans culottes et sans-grade, sans-dents et sans droits » – des « anonymes bariolés » encore capables de jacqueries au XXIe siècle…

Thomas-Roudeix

Avec les dernières campagnes présidentielles, et à chaque élection de la Ve République, the show must go on… La formule de Malingre est donc pertinente : « And now the clown is going to do some magic for you ! »
Terminons par un espoir… dans un style carnavalesque bien entendu :

« Que faire, sinon s’adapter et espérer ?
Espérer que du saccage de la planète jaillissent de nouveaux gisements de profitabilité.
Pour s’en mettre, encore et toujours, plein :
la gueule
les fouilles,
l’gousset
la profonde
l’cornet
la lampe
la bauge

mais aussi, selon la latitude,
la panse
l’estom
l’burlingue
le coffre
l’sac à tripes
l’baquet
la soupente
la boîte à gaz
l’tiroir à saucisses
le bulge
l’bedon
ou l’belly. »

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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