À l’occasion de la troisième édition de cet ABC de la barbarie (d’abord paru dans la collection « Niok » des anciennes éditions Al dante, en 1998, puis réédité et augmenté en 2014), revenons sur les enjeux et formes de ce livre essentiel. Un quart de siècle après la première édition, à quelques dizaines de mots mainstream près, notre (im)monde n’a pas changé ; on pourra juste ajouter : Big Data… éco(-anxiété / citoyenneté / féminisme / immobilier / mobilité / organisme / poétique / responsabilité / tourisme)… féminisme sectionnel… genre (théorie du)… identitarisme… islamo-gauchisme… post(critique / histoire / littérature / politique / vérité)… racialisme… résilience… wokisme…
Jacques-Henri Michot, Un ABC de la barbarie, Al dante, 1998, rééd. augmentée en 2014 ; reprise de l’édition de 2014, Les Presses du Réel, coll. « Al dante », printemps 2022, 256 pages, 22 €, ISBN : 978-2-37896-270-8.
« Qu’était-ce que les amis de l’ABC ? une société ayant pour but,
en apparence, l’éducation des enfants, en réalité le redressement
des hommes. On se déclarait les amis de l’ABC. – L’Abaissé,
c’était le peuple. On voulait le relever. Calembour
dont on aurait tort de rire. Les calembours sont
quelquefois graves en politique […] » (Hugo, Les Misérables, cité p. 94).
« L’opium du peuple dans le monde actuel n’est peut-être pas tant
la religion que l’ennui accepté… (Je souligne, B. B.). Un tel monde
est à la merci, il faut le savoir, de ceux qui fournissent
un semblant d’issue à l’ennui. La vie humaine aspire aux passions
et retrouve ses exigences » (Georges Bataille, cité p. 31).
Cette somme se présente sous la forme d’un dispositif tridimensionnel : liste / contre-liste / notes. Tout d’abord, la mise en scène éditoriale – qui nous renvoie aux pactes narratifs excentriques proposés de Montesquieu à Rilke – a de quoi nous laisser bouche bée : ces Carnets annotés nous égarent dans un subtil jeu de miroirs entre trois B (Barnabé, Jérémie B et François B). Mais surtout, ce centon polyphonique et multiforme nous fait méditer par le biais de citations comme celles reproduites en exergue, tout en nous offrant le b.a-ba de la doxa hypermoderne. À cet égard, ce nouveau dictionnaire des idées reçues mériterait d’être distribué à tous ceux qui ont opinion sur rue, à tous les auxiliaires de l’idéologie dominante, qui aiment claironner/prophétiser/ergoter (sur) l’argent des contribuables, l’avant-goût de ce qui nous attend, les baromètres de popularité, les barres fatidiques du chômage, les basculements à droite, les crises d’identité, les devoirs de mémoire, les déçus du socialisme… Et comme toujours, les clichés sont des plus révélateurs : étrangers en situation irrégulière, Faut-il avoir peur de l’immigration ?, Frontières : de véritables passoires… Dans cet ABC, sont particulièrement dévoilés les nouveaux mots et slogans du pouvoir : « asociaux », « fin des idéologies », « faillite des idéologies », « flexibilités », « flux monétaires », « front de l’emploi », « fruits de la croissance », « gagneurs », « immobilismes », « leaders charismatiques », « lois du marché », « mondialisation », « pesanteurs », « plans sociaux »…
Collage moderne (cut-up), montage critique, cet ABC est également un document poétique, au sens où l’entend Franck Leibovici : une technologie intellectuelle qui procède au redécoupage modélisé et hétérogène du réel médiatiquement uniformisé (réalité spectaculaire uniforme) ; autrement dit, la transposition des discours et représentations dominants dans cet autre mode de présentation qu’est le dictionnaire permet un transfert paradigmatique qui met à nu la barbarie ultra-libérale (anti-intellectualisme, dérives sécuritaires et spectaculaires, violences diverses…).