[Chronique] Laurent Fourcaut, Christian Prigent, contre le réel, tout contre, par Bruno Fern

mai 11, 2023
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[Chronique] Laurent Fourcaut, Christian Prigent, contre le réel, tout contre, par Bruno Fern

Laurent Fourcaut, Christian Prigent, contre le réel, tout contre, Sorbonne Université Presses, coll. « Les Essais de la Sorbonne », janvier 2023, 320 pages, 10,90 €, ISBN : 979-10-231-0724-1. [De Laurent Fourcaut, lire « Les Enfances Chino de Christian Prigent : une épopée de l’écriture du réel ». On pourra également lire l’essai de Sylvain Santi, Cerner le réel. Christian Prigent à l’œuvre]

 

Les principaux enjeux de l’écriture sont au cœur de cet essai de Laurent Fourcaut[i] consacré à une œuvre majeure de la littérature contemporaine qui, commencée il y a plus d’un demi-siècle, reste d’actualité, non pas en faisant seulement écho aux préoccupations de l’époque mais en se renouvelant sans renoncer à la plupart de ses lignes de force. En effet, l’auteur, qui étudie attentivement les livres de Christian Prigent depuis une dizaine d’années, met ici l’accent sur les rapports entre l’écrivant et tout ce qui l’entoure, autrement dit sur la tentative de « façonner un contre-monde de langue, homologue de ce « monde muet » qu’est le réel » par l’élaboration de formes qui s’opposent autant à cette séparation fondamentale (en parlant contre l’innommable qui nous tient à distance) qu’elles la portent en elles (en intégrant l’informe en tant que proximité inévitable).

Même si C. Prigent a souvent commenté publiquement son travail, l’analyse de L. Fourcaut, en s’appuyant avec précision sur les textes, contribue à mettre en évidence les fondements de cette écriture. En premier lieu, l’affirmation que l’être humain, dès qu’il sort de l’enfance (au sens étymologique de la période où l’on ne sait pas encore parler), est foncièrement étranger au réel conçu comme ce qui échappe à une représentation adéquate via l’usage ordinaire de la langue. De cette inadéquation peut naître chez lui le désir de nommer ce qu’il éprouve, tout en sachant que cette symbolisation ne lui permettra jamais d’accéder à un état fusionnel avec la mater-materia. Cette prise de conscience l’incite à créer une « forme informe » qui se tienne à l’intersection de ces deux mouvements contraires, « le trou infâme qu’on appelle le monde » (Une phrase pour ma mère, P. O. L, 1996) demeurant sensible dans le texte lui-même. Pour cela, ce dernier doit alors devenir un équivalent à l’expérience complexe que constitue à chaque instant le fait d’exister : sensations physiques, affects, souvenirs, pensées, fantasmes, etc. – soit une impureté intrinsèque, exclue par les discours hygiéniquement normalisés de la novlangue capitaliste ou de la littérature industrielle.

Un tel positionnement matérialiste suppose de travailler la langue dans tous les azimuts pour en tirer du vivant : le sens avec la dominante carnavalesque, « mélange du sophistiqué et du trivial, du savant et du populaire, du cultivé surindiqué et de l’obscénité bouffonne » (Christian Prigent, quatre temps, livre d’entretiens avec Bénédicte Gorrillot. Argol, 2009), d’où un lexique mêlant registres et langues (dont celles liées aux origines de l’auteur, le gallo et le breton), des néologismes burlesques et des allusions intertextuelles fréquentes, le plus souvent via des détournements drolatiques ; le travail sonore : homophonies, paronomases, allitérations, écholalies, etc. ; le souci d’assurer une rythmique (avec, surtout dans les écrits en prose, l’insistance du pentasyllabe) et une orientation plastique avec la sculpture des poèmes disposés à la verticale. L. Fourcaut, en parcourant les derniers livres parus (qu’ils relèvent de la poésie ou du roman, de L’Âme, 2000, à Chino au jardin, 2021[ii]), expose minutieusement cette inventivité verbale, singulière de nos jours où, en matière de poésie, le raplapla du « vers international libre », selon la formule de Jacques Roubaud, domine toujours et parvient même à passer pour une audace aux yeux de certains.

En outre, si l’auteur approfondit les affinités avec les écrivains appartenant à la vaste bibliothèque prigentienne, de Lucrèce et Rabelais à Denis Roche en passant par Rimbaud, Jarry, Bataille et Ponge, il fait de même, de façon plus inattendue mais pertinente, avec Giono et Fourcade, deux auteurs dont il est spécialiste. Par ailleurs, il souligne la teneur existentielle de cette écriture qui, si besoin était, pourrait répondre aux reproches de « formalisme », voire de « terrorisme textualiste », qui surgissent de temps à autre à son égard. En effet, cet « écart tragique entre les mots et la Chose » est manifeste dans le matériau biographique (les liens familiaux, en particulier celui à la mère, l’angoisse de la mort, les relations amoureuses, les considérations d’ordre politique, etc.) et les multiples passages comiques n’empêchent pas un fond mélancolique de remonter régulièrement à la surface.

Enfin, il faut mentionner la reproduction de trois peintures de C. Prigent présentant des points communs avec son activité littéraire, ainsi qu’une bio-bibliographie très détaillée (incluant les textes sur et avec C. Prigent) qui permet notamment de signaler la dimension collective du parcours prigentien à travers la longue histoire de la revue TXT.
Au-delà de l’œuvre de C. Prigent, si l’on tient à s’interroger sur ce que peut désigner aujourd’hui le mot « poésie », objet persistant de préjugés et d’approximations, cet ouvrage de L. Fourcaut ne pourra donc qu’éclaircir salutairement les idées.

 

[i] Professeur émérite de Sorbonne Université, il est l’auteur d’ouvrages sur Giono, Simenon, Apollinaire et Fourcade, ainsi que de plusieurs recueils de sonnets.

[ii] Plus la traduction de six cent cinquante épigrammes de Martial, en 2014.

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