Daniel Cabanis, Tutoiements, éditions Louise Bottu, printemps 2023, 98 pages, 14 €, ISBN : 979-10-92723-61-8.
Si Jean-Jacques Lebel avait raison de penser que « la poésie est une passion qui nous rend schizophrènes, qui fait sortir les autres ‘je’ en soi » (in revue Autrement, 2001), alors ce livre de Daniel Cabanis en constituerait une preuve. Comme son titre l’indique, un sujet s’y adresse en le tutoyant à un interlocuteur muet qui pourrait bien être lui-même, l’ensemble finissant par dresser un (auto ?) portrait distancié par cet écart. Ce tutoiement n’implique pas forcément une intimité (d’ailleurs le texte en 4e de couverture précise d’emblée : « Ça ne simplifie rien. Ça ne rapproche pas. ») mais plutôt une inimitié, tant la bienveillance, concept à la mode, n’est pas vraiment au rendez-vous. Que ce soit envers soi ou envers ce double (« Tu as un sosie. »), il s’agit surtout de régler des comptes personnels et un adepte du décryptage à la sauce Lacan lirait sans doute le titre comme tue-toi, mens, une telle lecture étant plus que suggérée : « tu es un verbo-tueur » et « Tu as une duplicité. »
En effet, au début de chacun des 90 textes numérotés, le personnage principal est vivement interpellé par un « Tu as… » désignant l’un de ses attributs (1 : un chez-toi, 2 : un travail, 3 : une tête, 4 : un nom, 5 : un projet, etc.) dont ce qui est dit ensuite ne brille pas par l’indulgence : « ton faciès de kapo pète-sec ne me dit rien » ; « Tu as un don : déplaire » ; « Ton existence : une vie de loser bien remplie » ; « Tu as une case : en moins. » À force d’assener ces amabilités, le ton tourne même parfois à l’interrogatoire : « Avoue tes crimes, fais amende » ; « Allez, rends la boîte. Ne nous oblige pas à fouiller partout » ; voire à la torture : « Encaisser de nouvelles raclées est dans tes cordes », et il n’y a guère d’espoir d’échapper à ce traitement car « 90 : Tu as un but : revenir à ton point de départ. » Il faut reconnaître que paranoïaque (« Tu as un concurrent : un malade ! Il veut t’égaler. Te surpasser »), ambitieux mais n’ayant pas les moyens de l’être (« La vanité t’abêtit »), à côté de la plaque (« Alors que grinçait la roue de l’Histoire, toi, tu dormais de plomb »), cet individu aux multiples défauts exposés en public se retrouve souvent dans des situations burlesques qui frisent avec l’absurde : un dentiste lui pose d’office un « mâche-mots », on lui livre inopinément un cercueil portant son nom, son logement comprend un escalier bien qu’il n’y ait pas d’étage, un chirurgien lui laisse le choix entre l’ablation d’un coude ou d’un sourcil… Cela dit, mine de rien, cette longue série de mésaventures pointe quelques tics de l’époque, de la surveillance généralisée (« Tu as un permis : il t’en fallait un, absolument. (…) Le document ne précise pas de quoi il est la permission ») à la technologie invasive (« Tu as un robot : design et multifonctions, il fait à la fois cuisine, vaisselle, ménage, lessive et repassage ») en passant par l’aventure payante & sécurisée (« Pour un kit de survie acheté, le deuxième est offert ») et la marchandisation de l’art (« Si tu sais y faire, tu lui vendras aussi tes urines d’artiste »).
Comme pour faire formellement écho à la pression sociale quasi permanente qui s’exerce sur cet anti-héros, l’auteur a choisi de recourir à différentes contraintes, chacun des 90 textes présentés selon le format dit à l’italienne comportant 8 lignes d’environ 540 signes, cet espace aussi circonscrit que celui d’une toile (Daniel Cabanis est également plasticien) devant être intégralement occupé. Ces limites expliquent notamment le fait que certains mots sont écourtés : « Sinon, c’est la fin des ha », « Une erreur des pompes-fu ou quoi ? » ou même passent à la trappe : « Fous-toi la au, ta pipette ! » Ainsi amputé, le discours du narrateur acquiert paradoxalement une densité que d’autres procédés viennent encore renforcer : « Tu as une tasse. (…) Tasse ordinaire bien tassée, bon tasson, tassine, tassingue, tasserole, agence Tass, tic-tasse, Tess taciturne, tassement (…) » ou « Au fait : une fois triés, les détruis-tu, les détritus ? Ah bon, tu les tritures ? » De plus, l’auteur fait feu de tout registre lexical, de « sporadique » ou « seing » à « foirer » et « merdique », fabrique des néologismes drolatiques (« chutoir, culure ») et mêle références populos et savantes : « À Hiroshima, qu’as-tu vu ? Après Auschwitz, qu’as-tu écrit ? » ; « Chasse le snark » ; « tu auras les mirettes et oneilles crevées » ; « une tasse est une tasse est une tasse » – solutions dans l’ordre : Duras, Adorno, Lewis Carroll, Jarry et Gertrude Stein.
Bref, puisque Daniel Cabanis concède que son livre a « bel et bien un faux air d’inventaire », on y trouvera heureusement de tout dans une tonalité tragi-comique qui, comme on le sait, est l’une des plus difficiles à créer.