Cahiers Sade 2 : « Penser l’imagination », éditions Les Cahiers, juin 2023, 312 pages, 29€, ISBN : 979-10-95977-08-7. [Commander]
« Bien plus que du commentaire écrit c’est du rapprochement exemplaire
que nous espérons l’étincelle. » (Virginie Di Ricci)
Dans la morne moëlle des jours je m’amarre studieusement a contrario de mes a priori, les mains pleines d’analyses par ordre d’apparition, à un maître pavé noblement tiré à quatre épingles propre à me réconcilier avec le concept de revue supposément (mal) entendu comme un fourre-tout d’egos nains aux dents de lait jutant à qui mieux mieux un plein de sève talents noyés dans la masse : l’exercice s’avère aussi ambitieux qu’une course de fond – tenir en bouche sur la longueur – s’agissant d’une somme (inter)textuelle perchée, soit un cahier d’auteurs « placé sous le signe de l’imagination dans l’œuvre de Sade » faisant le lien entre érudition, création et surfiguration (« Autrement dit, écrire sur un déjà-écrit », Jacques Cauda), le passé éternel et le futur contemporain, élevant le projet au rang de genre à part entière, l’expertise ne dédaignant pas l’effet de surprise.
De fait, ouvrant judicieusement le bal sa singularité me cingle qui crève la page : c’est un moment béni – s’entend de tous les diables – dès lors que Jacques Cauda claque la langue dans ses orifices et que dans un même mouvement il déshabille le dessin à la queue leu leu, lire c’est voir, voir réveille les morts, imaginer s’apparente à un crime par omission, écrire désinhibe et Sade peut aller se rhabiller.
« Je suis un serial painter. Je ne peins que des séries parce que la peinture est un meurtre en série » (sic).
Ce coup de gong inattendu donne du grain à moudre. Sous une couverture strictement tendue tel un rectangle de nuit noire s’avère ponctué de clairières, il se passe ici autre chose dont le corps est si ému qu’il se surprend à participer de la lecture, sa tactilité solaire en alerte communiant de bonne grâce avec l’esprit de la lune.
Découvrant l’existence des Cahiers, je prends le train en marche avec le sentiment d’embarquer sur un paquebot à quai sur une mer solide, me prêtant aux prismes d’une architecture bien facettée dont les éclairages ambitieux un à un aimantent ; chaque auteur s’y approprie son propre espace et le ventile, flirtant ici ou là avec le dessin, spiralant avec la forme ; sourçant en grande santé l’excellence sous influence est à la fête, l’exigence file ample un pouls étal ; Sade voyage, d’auteur en auteur portant chacun à sa façon le flambeau, du Canada à la Chine sans omettre ces patries intimes dont l’écriture au terme de mille lectures resurgit transfigurée, neuve par fidélité.
Pour autant point n’est besoin d’être un spécialiste de l’œuvre de Sade ni fan de l’auteur pour apprécier ce Cahier pour lui-même et ce qu’il est : un collectif de points de vue creusant le motif avec autant de dextérité que de passion pour la Littérature, un outil de connaissance rythmé par un corpus de dessins, illustrations et photographies comme autant d’écritures contribuant chacune à étayer le propos.
Les Cahiers ne se lisent pas, ils se travaillent, ils se pensent ; c’est dire s’ils se surlisent en mode régurgitations intempestives et paliers de décantation, vous poursuivant avec sagacité de la bibliothèque au jardin à contre-courant du sens de la lecture à la manière d’une image mentale dans laquelle de grands initiés ne faisant pas semblant d’écrire se renverraient la balle, la pulsion d’écrire mature de la fleur au fruit naturellement chevillée au corps et destinée à durer.
L’alternance de textes de création à résonance poétique œuvrant tels des trous d’air dans un ciel compact et de compétences érudites pour lesquelles l’œuvre de Sade demeure un inépuisable objet de contemplation, soutient deep and wide sur la longueur l’appétit de lire, déplorerions-nous le fait qu’il faille être mort et enterré de longue date pour faire l’objet de tant d’attention.
Quelque chose soudain se révèle, alors même que certaines statues se déboulonnent à tout va et que parallèlement l’Éducation Nationale entreprend d’éduquer des enfants de 4 ans à se masturber, la question se pose : Sade aurait-il été woke avant l’heure ? Sa pensée en phase avec le dérèglement des sens et du sens et ce qu’elle dénonce n’est-elle pas plus que jamais d’actualité ?
« Je ne me branlais pas sur des images comme mes petits camarades mais sur des mots », assume le poète.
L’autre scène, « l’ob-scène » intellectualisée, la scène longue en mode pause qui toujours, pérenne se dérobe, l’inavouable scène sous cape dans l’ombre sulfureuse des mots, la valse vénéneuse de la queue du chat et de la souris sous le poinçon jazz du corps divulgué de l’écriture refermant chastement le voile sur un théâtre de filtres et de fentes propre à décupler l’intensité, Christophe Stolowicki nous en offre la vision indirecte intuitive et l’onde poétiquement portée entre les yeux à défaut de sa définition, par consomption dirait-on de désir rabattant le motif sur l’interdit en un argument d’actualité.
« Trop d’enfants essaimés. Est-ce aimer ? » – l’effet de style n’étant chez lui jamais gratuit comme en témoignera bientôt la chute : « Les sadiens sont les seuls vrais écologistes. »
Reste à vivre – et écrire – avec – et sans – le glas du gland – la chair de sa chair – le vit du vice rarement à court d’imagination habilement transmuté en or du temps sur papier bible.
Écrire à côté, de biais, à contrejour, la main du poète amidonnant les strates du temps – le bleu ressasse le rouge à l’envers : la poésie décompresse le réel -, mettre à distance le propos, le flouter, le diluer, le remixer, l’incarner dans une verticalité, l’éthériser,
en faire saillir ce supplément de sens qui toujours échappe au temps court de l’actualité.
Plus loin, fermant la marche, Liliane Giraudon – « comment des enfants deviennent / deux vieillards simplement » – coupe sa phrase en deux morceaux dans une alternance de gros plans intranquilles et de contrejours mariant déliés la réminiscence autobiographique, le thème et le refrain, livrant la « clarté au sens de silence/sans visage comme l’herbe » aux « chiens qui dedans y dorment ».
La question – mordante – se pose, implose, s’impose, est posée (par Isabelle Goncalves), reste ouverte : faut-il/peut-on en rire ? « Rire est-ce pactiser ? », « Est-ce mal de rire ici, d’éprouver du plaisir à la lecture de ces tourments (…) » À l’heure où se décapitent les membres d’innocentes vierges, l’effroi fait-il encore rire ?
Qui ricoche de rire en rire n’est pas près de pleurer. Nous offrant un moment de détente salutaire – Sade so(aked) sad un livre d’avance entre les reins – Frédéric Ciriez met à contribution, au service de sa démarche, le foisonnant vivier que les réseaux constituent.
Clap final, pour déglacer tout effet de compacité j’ouvre au hasard mon Cioran sur l’un de ses « syllogismes de l’amertume » : « L’expérience homme a raté ? Elle avait déjà raté avec Adam. Une question pourtant est légitime : aurons-nous assez d’invention pour faire figure d’innovateurs, pour ajouter à un tel échec ? / En attendant, persévérons dans la faute d’être hommes, comportons-nous en farceurs de la Chute, soyons terriblement légers ! ».