En ce premier dimanche de septembre, déjà quelques Libr-événements, avant nos Libr-livres reçus : un diptyque essentiel signé Francis Cohen, avec et autour de la rare Anne-Marie Albiach ; et, à paraître le 21 septembre, un nouveau livre magique de Sandra Moussempès…
Libr-livres reçus
► Francis COHEN, Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier et État. Une politique de l’imprononçable, Éric Pesty éditeur, été 2023, 126 pages chacun pour 17 €.
Présentation éditoriale. Sous le titre Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier Francis Cohen a réuni la transcription des entretiens qu’il a menés avec l’auteur d’État (Mercure de France, 1971). Le protocole de ces entretiens, qui se sont échelonnés entre novembre 2006 et mars 2007, était le suivant : transformer des conversations informelles régulières sur l’écriture que les deux auteurs pouvaient avoir lors d’après-midis passés ensemble en véritables séances de travail enregistrées, où chacun proposerait sa lecture de certaines séquences d’écriture, pour éclairer le sens d’un texte particulièrement ardu. C’est à ce protocole, inventé par Francis Cohen, que s’est généreusement prêtée Anne-Marie Albiach.
Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier rend donc compte d’une complicité active, le désir de comprendre un texte à travers une lecture en commun, enregistrée et transcrite sans révision. Peut-être l’utopie de Francis Cohen fut-elle d’établir un dispositif de prudence envers l’arbitraire de toute interprétation individuelle, en construisant les conditions progressives de la compréhension ; en d’autres termes de fabriquer un lecteur comme effet de sa lecture.
Nous apprendrons pour quelle raison cette expérience ne se prolongea pas au-delà de la sixième séance de travail. Il n’en reste pas moins que Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier nous permet d’entendre la voix et le rire d’Anne-Marie Albiach autant que l’acuité et l’exigence de sa pensée ; il n’en reste pas moins que ces Conversations auront permis à Francis Cohen d’écrire son essai : État. Une politique de l’imprononçable, et d’éprouver la validité de ses propres hypothèses, notamment celle de lire État à partir du texte intitulé « Loi(e) » qui – faisant surgir l’instance de l’oeil face à la loi – est susceptible d’offrir un point de vue sur le livre État.
► Présentation éditoriale. État. Une politique de l’imprononçable et Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier sont deux livres jumeaux, pensés et publiés en diptyque.
Sous le titre État. Une politique de l’imprononçable, Francis Cohen propose un essai sur la dimension politique à l’oeuvre dans le deuxième livre d’Anne-Marie Albiach. Cet essai peut-être considéré comme une tangente aux Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier dans la mesure où Francis Cohen tire le fil d’une hypothèse de lecture, soumise à Anne-Marie Albiach mais finalement jamais tout à fait acquiescée par elle, à savoir de lire le livre État à partir du texte intitulé « Loi(e) », en pointant la présence marquée (soit par l’italique dans État, soit par le parenthésage dans « Loi(e) ») de la lettre e dans les deux titres.
A la condition de cette hypothèse, Francis Cohen est amené à proposer une lecture politique d’État. Pourtant, comme l’écrit d’emblée Francis Cohen, le politique n’est pas ici un thème du poétique. Il ne saurait l’être. Mais si l’État dit l’Un, la totalité, l’assujettissement, voire la servitude volontaire, l’italique d’État, rendant le mot imprononçable, introduit « la pluralité des noms dans le nom » ou son amuïssement.
Le poème d’Anne-Marie Albiach est un espace délivré, anonyme et pluriel, politique à ce titre, où le nom, voire le genre de l’auteur tendrait à se neutraliser. Refus de toute forme d’exploitation du corps – et notamment, par Marx, du corps comme marchandise – laissant « l’initiative à un langage considéré comme étant hors de tous termes inhérents de causalité » (Anne-Marie Albiach).
L’essai de Francis Cohen, très documenté (une part importante des chapitres de son livre est composée de longues citations – de Marx à Lautréamont, de Maurice Blanchot à Michel Foucault et à Hannah Arendt, de Sylvain Lazarus à Anne-Marie Albiach elle-même –, une bibliographie en fin de volume expose les sources nombreuses et savantes de son essai), permet de s’orienter dans cet espace complexe, multi-dimensionnel, où tout reste toujours à lire et à interroger.
Au delà du livre État, l’angle politique adopté par Francis Cohen lui permettra d’expliquer plusieurs énoncés énigmatiques de La Mezzanine. Le dernier récit de Catarina Quia (ouvrage posthume d’Anne-Marie Albiach) ou de découvrir une mention décisive du syntagme « l’excès cette mesure » dans Le Très-Haut de Maurice Blanchot. Toutes informations essentielles pour approfondir et reprendre la lecture d’Anne-Marie Albiach aujourd’hui.
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► Sandra MOUSSEMPÈS, Fréquence Mulholland, éditions MF, à paraître le 21 septembre 2023, 136 pages, 15 €.
Présentation éditoriale. Fréquence Mulholland est une variation libre autour du film de David Lynch « Mulholland Drive ». Ce livre questionne la notion de doublure en établissant des ponts entre décorum cinématographique et vie réelle des actrices/acteurs. Alternant les époques et les atmosphères notamment le Hollywood des années 70 avec ses starlettes hippies et ses sectes. En parallèle, depuis un angle de perception auto-fictif, une femme s’interroge sur sa propre identité dans un environnement étrange où sont convoquées les réminiscences d’une relation toxique.
Le film Mulholland Drive traverse les livres de Sandra Moussempès depuis sa sortie. C’est un de ses films fétiches. Elle souhaitait à un moment lui consacrer un livre entier qui s’inscrirait comme une charnière dans son travail. Les poèmes explorent aussi certains traumas notamment dans la sphère de la relation amoureuse mais pas seulement. Avec Cassandre à bout portant son précédent livre, elle explorait déjà les traumas du féminin. Son féminisme, sans être bruyant est acharné à sa façon. Dans ce nouvel opus, les personnages et l’univers de David Lynch, lui permettent d’évoquer via le duo féminin Rita et Betty ainsi que Silencio (sombre figure masculine du livre), les phénomènes d’emprise. Plus généralement l’autrice continue avec cet ouvrage à interroger le geste d’écriture. Mais également ce qui se trame dans l’envers du décor.
Depuis son premier recueil en 1994, le cinéma tient une place importante dans son travail et Fréquence Mulholland s’inscrit dans son laboratoire filmique. Elle reprend des scènes du film qu’elle analyse avec son angle de perception singulier. La notion de doublure lui permet de convoquer certaines énigmes qui s’éclairent de plus en plus. Un court passage photographique autour des fantômes du Cecil Hotel à L.A s’insère aussi à la trame. D’autres voix sourdes en tant que dispositifs internes au poème, bouches cousues, se mettent à résonner dans l’espace filmique “écrit”. Tel un gramophone géant d’archives mémorielles. C’est un ouvrage important dans l’œuvre de l’autrice rappelant que la force de l’imaginaire permet de vivre dans deux mondes parallèles et d’explorer les confins de l’énigme humaine.
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