Marion Grébert, Traverser l’invisible. Enigmes figuratives de Francesca Woodman et Vivian Maier, éditions L’Atelier contemporain, octobre 2022, 256 pages, 25 €, ISBN : 978-2-85035-84-9.
Les femmes, pendant des millénaires, ont fait l’objet de figurations pour et par les hommes, principalement prises pour modèles d’un peintre ou d’un photographe. En ce début de vingtième siècle, on ne retenait encore de leur « présence » dans les tableaux par exemple, que l’image qu’elles montraient, souvent mélancoliques ou de dos, à la fenêtre, « rêvant à des vies moins douloureuses et plus excitantes ». Alors qu’elles sont beaucoup représentées, on ne sait rien de leur existence réelle. L’invisibilité des femmes tenait à leur éviction des sphères du pouvoir. L’avènement de la photographie et celui de l’autoportrait ont impulsé une prise de conscience nouvelle chez les femmes. Très rapidement, beaucoup de femmes de la bourgeoisie européenne, dans la même période, s’équipent rapidement d’appareils photos et de chambres noires. Cependant qu’œuvrant pour leur visibilité par l’image, les femmes pouvaient donc bien être autrices, mais n’ayant pas droit de vote, la citoyenneté leur étaient refusée. Elles demeuraient toujours, à la fois existantes et inexistantes. Et cette inexistence s’exprime dans la représentation que feront de leur corps, à la fois nu et caché, exposé et camouflé, visage parfois dissimulé, les photographes Vivian Maier et Francesca Woodman.
En entrant dans le sanctuaire de l’autrice, penchée sur les œuvres de ces femmes qui ont fait le choix de passer de l’autre côté de l’objectif tout en en étant le modèle, nous pénétrons au cœur de la notion d’ « invisibilité des femmes » et de leurs voix singulières. Il sera question de celle d’Emily Dickinson, perçue « dans un souffle », celle de Vivian Maier, la nourrice, qui a laissé derrière elle des centaines de milliers de photographies non développées, celle de Francesca Woodman, qui s’est photographiée durant dix ans, de treize à vingt-deux ans avant de se suicider.
Traverser l’invisible propose une lecture sensible et fascinante de l’éveil de ces femmes photographes sur la représentation du féminin, et ce faisant, Marion Grébert s’emploie à valoriser en particulier le travail de deux photographes qui ont inscrit la disparition en creux dans leurs créations-révélations de leur corps de femmes, et ce qui frappe, par l’intermédiaire de l’autoportrait.
Insistant sur l’ambivalence de leur pratique à un moment d’épiphanie, de prise de conscience de cette invisibilité visible, de cette visibilité dans l’ombre, elle raconte comment Vivian Maier et Francesca Woodman ont fixé leur corps de femme, à la suite de celles qui ne furent que des modèles, et leur inscription tangible dans le temps et l’espace tout en se tenant à l’écart. Leur œuvre foisonnante propose quantité d’autoportraits entre exhibition et effacement.
Ce qui fascine Marion Grébert dans les autoportraits de ces autrices c’est donc ce processus d’apparition/disparition qui parcourt leurs clichés. Comment faire œuvre, être visible en se cachant, laisser une trace en s’effaçant ? Dès lors qu’on inscrit sa réflexion, sa recherche, son questionnement précisément sur la mémoire et l’oubli, on instaure un mouvement qui laisse une trace. Le travail par transparence de F. Woodman révèle, en cette époque nouvelle de la photographie par les femmes, autant un désir de se révéler que de s’effacer. Or, « Condition première à l’auctorialité : celle de pouvoir laisser après soi non seulement une œuvre mais aussi un visage. »
L’auteur de cet essai interroge donc à la première personne sa fascination pour ces autrices dont le travail a amorcé à la fois une révolution dans la façon de représenter le féminin et une fracture même, à la suite de la psychanalyse au XIXe siècle dans l’obsession pour la mémoire, l’archivage, la conservation, la sauvegarde. Elle propose une analyse particulièrement intéressante de quelques œuvres ciblées et de cette révolution qu’est l’entrée particulière de ces femmes en photographie, non plus en tant que modèles mais en tant qu’autrices de leur propre figuration.
Les photographes par leurs œuvres auto-figuratives s’inscrivent alors dans l’histoire de l’émancipation féminine, et du même coup, leur révolution (révélation) se positionne entre inscription et effacement tout à la fois de l’existence des femmes et de la disparition programmée de l’espèce humaine, « ou du moins [d]es sociétés occidentales qui sont confrontées au constat que leur hyper-visibilité au sein de l’écoumène supposerait des initiatives et des stratégies de repli, commencent à vouloir limiter l’ampleur de l’occupation terrestre et de l’exploitation des ressources ». Éminemment modernes et précurseures tandis que « la modernité s’élabore ainsi dans l’obsession de la trace », les autoportraits de femmes amorcent une césure avec la représentation féminine ancienne, d’une part, en tant qu’elles étaient jusque-là du seul fait des hommes et instaurent d’autre part, « un rapport au présent et une relation à l’avenir marqués par l’impératif de disparaître ».
« C’est en braquant un appareil photo sur soi que les femmes, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et surtout à partir du premier tiers du XXe, nous montrent enfin ce qu’Orphée a été privé de voir » en posant un regard sur cette grande invisible qu’est la mort.
Le rapport à la disparition, à la mort, à la trace questionne toute création artistique. Le travail de ces femmes photographes a initié une véritable révolution dans l’art d’apparaître et de disparaître, à la fois présentes sur les clichés et derrière l’appareil, à la fois désireuses de prendre une place visible tout en s’effaçant dans la chambre noire, c’est cette ambiguïté que convoque
également Marion Grébert.
« Ces photographes ne concèdent à rendre leur propre figure visible qu’à condition de conserver à celles-ci une part d’invisibilité ». Marion Grébert revendique sa préférence pour « l’Art de disparaître » qu’elle retrouve dans celle de la chambre noire de la photographie et celles de ces femmes : « Je me dis qu’un tel art pourrait bien nous être nécessaire en un temps où nos préoccupations de sixième extinction, de fin de notre espèce et de tragédie écologique nous astreignent à inventer des manières d’être au monde où le devoir de « s’effacer » doit pourtant réussir à s’allier à la nécessité culturelle d’ « œuvrer » » .
L’auteur partage ses recherches et ses réflexions. Notes et extraits de carnets et journaux intimes de ces femmes initient sa réflexion et celle du lecteur. Ces notes, outre qu’elles sont intéressantes pour comprendre leur démarche révèlent une forme de poésie dans la manière d’approcher le corps et la question de son inscription dans l’espace et le temps, « mains de femmes courbant la gelée », lit-on dans ceux de Woodman, ou encore « film-miroir sur rivière, miroir sur mur avec femmes ».
De la nécessité de posséder une chambre à soi telle que le revendiquait Virginia Woolf à celle de posséder « une chambre noire à soi », Marion Grébert explique que, dans son rapport à l’espace, Vivian Maier utilise son boîtier photographique comme une métaphore de l’histoire des femmes et des œuvres féminines, en se mettant en scène nue et invisible, c’est-à-dire, visage caché ou sous une large toile plastifiée, par exemple. Le boîtier lui-même doit être totalement clos mais également laisser passer la lumière. L’ouvert et le clos, l’intime et l’extime, la vie et la mort. Apparition et disparition. Présence réelle et fantomatique.
Intéressante, l’analogie établie entre l’anorexie et l’expérience photographique de ces femmes qui, dans un souci d’être reconnues, visibles, disparaissent, « ainsi que le dit Lacan, l’anorexie ne consiste pas à ne pas manger mais à « manger rien », c’est à dire à manger le « rien » » et celle avec le syndrome de Lasthénie, qualifiée de « désir de vide », « étonnante expression-miroir du « désir d’évasion » », nous dit l’autrice qui en fait une analyse symétrique : « Si ces femmes se photographient, pourquoi le font-elles ? Et pourquoi le font-elles en secret – alors même qu’elles font tout pour tirer l’attention sur elles ? Et pourquoi demandent-elles à être reconnues – alors même qu’elles s’arrangent pour que toute tentative de compréhension et de critique de leur œuvre soit inopérante ? »
De même, revenant sur l’invisibilité des femmes dans les portraits jusqu’alors, troublante est l’évocation des mères cachées « Hiddens mothers » des clichés de la seconde moitié du 19e et jusqu’en 1920. Afin de ne photographier que le nourrisson pourtant tenu par celle qui lui a donné la vie, la femme était totalement occultée ; l’enfant « privé de son image-mère réduite à une effrayante silhouette d’arrière-plan » (qui n’est pas sans rappeler amèrement l’effacement des femmes de certains pays sous dictature, aujourd’hui).
Non moins troublante, la comparaison avec le tableau de Courbet, La Toilette de la morte, rebaptisé par erreur « la toilette de la mariée » après la mort du peintre. On y voit une jeune morte entourée de femmes auxquelles revient, comme c’était la tradition durant des siècles, dans de nombreuses sociétés et jusqu’à l’apparition des thanatopracteurs, le soin de préparer les morts. Marion Grébert évoque ici la dualité toujours actuelle dans l’imaginaire collectif, de la représentation des femmes qui, de la vie à la mort, ont toujours été des « veilleuses », entre « incarnation et symbole de passages entre les mondes, ceux des grands gouffres de la naissance, du plaisir et de la mort ». Et d’ajouter : « Quel médium sinon la photographie pouvait permettre aux femmes de continuer d’être des veilleuses de morts tout en transformant cet art ancestral en un art personnel ? »
Encore plus intéressante, la comparaison entre occultisme photographique et nu spirite, les mystères de la nudité tout autant que celui de la mortalité. Et c’est aussi l’époque de toute une génération de femmes médiums (années 1910). Les clichés de fantômes et de nus de Francesca Woodman, sont autant d’apparition fantomatique, présence et absence, nue et couverte, comme sur la photo My House, où la photographe apparaît vêtue seulement d’un gant noir et d’un plastique occultant le reste de son corps, dans un angle mort de la pièce. Par sa position sous le linceul, elle est là sans être là.
Cette association de la photo spirite et du nu crée une énigme et l’addition des désirs, nous dit Marion Grébert. « La revenance se transforme en érotisme, et la nudité, en hantise ». Une récurrence dans les figurations féminines au cours de l’histoire et de la préhistoire, où les corps de femmes sont érotisés dans la maternité en même temps qu’ils nous laissent dans l’inconnaissance de la vie de celles-ci, ce durant des siècles.
Entre dévoilement et manque, demeure un mystère dans la manière d’être au monde. « Ce défaut de sources […] ne serait qu’un moyen supplémentaire d’appréhender en miroir une capacité féminine à anticiper sa propre disparition », à la fois sa mort et son oubli.
L’apparition/disparition est d’ailleurs présente jusque dans l’existence de ces deux femmes qui dans leur vie intime n’ont cessé d’apparaître et de disparaître. Ainsi Francesca Woodman par exemple, qui disparaît un jour pendant des mois, à trois cents kilomètres au sud de la capitale et ses multiples autres disparitions quelques mois avant sa mort.
De même Vivian Maier a-t-elle renoncé à être reconnue comme artiste « elle qui sans arrêt s’est donnée de faux noms partout où elle allait voulant semer qui chercherait à suivre sa trace. »
Selon Marion Grébert, il y a dans cette démarche artistique, la volonté pour ces femmes de cette période auxquelles on n’a pas donné de place dans la « chose publique » un désir « d’être vue » contre une « détermination profonde à se maintenir introuvable » dans les arcanes chimiques de la photographie délimitant des cachettes impénétrables ». Sans savoir/vouloir la prendre, ont-elles joué à cache-cache ? où se sont-elles mises hors jeu dès le départ ?
« Il n’existe pas de tranquillité plus grande que celle que l’on éprouve soudain lorsque l’on s’imagine renoncer en soi-même à tout désir de laisser la moindre trace », écrit Marion Grébert.
Comment alors réconcilier le désir d’inscription et le désir voire l’évidence d’une disparition inscrite fatalement ?
Enfin, la question de l’effacement fait référence aussi à celle du temps qui passe et qui voit les marques du temps s’inscrire sur les clichés photographiques, même si, comme le relève l’auteur, l’apparence de Vivian Maier semble figée au fil des années dans la même représentation.
Le temps, la mémoire, l’oubli, le rapport à la mort, tout comme chez Proust ou chez Barthes (cf. La Chambre claire, – écrit après la mort de sa mère – où Barthes s’appuie davantage sur la « mémoire du corps ») marque le travail de représentation de Vivian Maier dont l’œuvre démarre après la mort d’un être cher comme chez Proust. À la recherche du temps perdu donc, la photographie ? Bien sûr.
« Le temps véritable n’est pas celui de la mémoire, ou celui de l’éternel retour, il est le temps de la précarité de la présence […] » (Gaétan Picon, Admirable tremblement du temps, éditions L’atelier contemporain).
Les références, nombreuses, la densité des analyses en font un ouvrage particulièrement captivant et qu’on a envie de lire et de relire pour le plaisir de cette fréquentation tout autant originale que fascinante.
« Cet ouvrage expose l’hypothèse que ce tiraillement entre une très grande visibilité figurative et une très grande invisibilité historique contiendrait la formule d’un être-au-monde féminin que les femmes devenant auteurs d’une œuvre personnelle à partir de la fin du XVIII siècle récupéreraient et réinventeraient sous la forme d’un art de disparaître. Celui-ci serait particulièrement manifeste avec l’avènement de la photographie et l’autoportrait. » (extrait de la présentation par l’éditeur que je vous invite à lire ici).
Photo en arrière-plan : © Vivian Maier.