[Chronique] Pascal Boulanger, En bleu adorable, par Annie Drimaracci

[Chronique] Pascal Boulanger, En bleu adorable, par Annie Drimaracci

septembre 21, 2023
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] Pascal Boulanger, En bleu adorable, par Annie Drimaracci

En quoi un livre me parle, et me parle d’emblée ?

                   Pascal Boulanger, En bleu adorable

                                                                         

J’ai lu En bleu adorable, de Pascal Boulanger, carnets rédigés entre 2019 et 2022, récemment publiés aux éditions Tinbad.

Aucune gêne technique à l’égard des fragments.

Ils nous constituent. Ils constituent le monde. Rien de moins décousu que ces notes au fil du temps, entre intériorité et ouverture vers l’extérieur ; entre écriture, essentiel point d’ancrage, et lectures multiples : celles des livres, indispensables compagnons de route, celles du monde : celui qui déraille, s’effondre, et celui qui survit dans l’éternité du Beau. Les formes brèves en littérature donnent à entendre les silences, appellent le lecteur à trouver une voie en creux au fil de la pensée du poète. La discontinuité fait sens, trouve son intime cohérence lisible dans ces mots programmatiques de l’ensemble du recueil : « (…) j’ai toujours écrit AVEC – la Bibliothèque, l’existence, le monde (…). » Ainsi sont posés les trois sentiers d’écriture qui vont se croiser, se tresser, se rejoindre et parfois s’écarter, ainsi va se dessiner une architecture de ces Carnets qui, au-delà, peuvent se lire comme un véritable manifeste poétique et au-delà encore, comme l’affirmation d’une identité, d’une singularité humaine, parce que chez Pascal Boulanger, l’homme et le poète ne font qu’un. D’où l’unité profonde par-delà la discontinuité des fragments, que chacun de nous est appelé à chercher, avec ses propres bagages existentiels et culturels.

Écrire avec, mais aussi… contre : monde et contre-monde

Aussi, l’auteur annonce la couleur de l’un des chemins, celui d’un être au monde poétique, et cette couleur précisément, comme l’indique le texte de 4ème de couverture, « fonde un contre-monde en bleu adorable », allume des contre-feux de résistance à tout ordre établi, qu’il soit politique, social, littéraire, joue en contrepoint. « AVEC », mais aussi contre. Il faut donc bien, pour faire exister l’écriture, pour se trouver au plus près de sa vérité, de sa nudité, régler son compte à ce qui tente de la prendre à la gorge : dénoncer, énoncer les falsifications, tous les mécanismes fonctionnant par « manipulations et propagandes », « la marchandisation sociale globale », et ses « commis hors sol », les « agents du spectacle », « des petits télégraphistes et autres conseillers serviles en propagande du prince ». Et l’auteur, sur les traces de Guy Debord qu’il convoque au besoin, met en joue ses cibles, les désigne et leur décoche ses flèches d’une main sûre, calmement, règle leur compte aux tenants du pouvoir, à leur gestion calamiteuse du covid, « crise sanitaire (qui est en vérité, une crise métaphysique) et sa gestion programmée à l’échelle mondiale ». Le trait direct, posé, atteint son but sans dévier, sans craindre de nommer le « néofascisme présidentiel » et « le bouclage », « la surveillance » qui nous tiennent captifs, organisent notre étouffement, profitant de « la passivité générale ». Il est donc vital de résister et d’exister ailleurs, autrement (« le secret est comme un contre-poison au cœur du poison social, comme un silence au cœur du bavardage, il est l’arme absolue contre la convoitise ») et d’ouvrir des espaces, des territoires de poésie, dont les frontières seront infranchissables par ces fossoyeurs, sinistres acteurs de l’effondrement qui poussent l’individu au-delà de la détresse : jusqu’à « l’absence de détresse comme détresse suprême ». Il s’agit en quelque sorte de désactiver leur pouvoir de nuisance en les renvoyant sèchement à leur inanité, en les anéantissant (Brigitte Macron se le tiendra pour dit, la poésie n’est pas du même bord que le couple présidentiel, c’est un constat cinglant, dans un sarcasme sans appel). Et ces responsables-là ne méritent pas la haine du poète, son mépris suffit. Il a mieux à faire, tout occupé à opposer à « l’enfermement imposé » l’ouverture et l’écart.

L’existence

 L’écart est donc un préalable, une condition sine qua non, une fois ces salutaires excommunications posées, pour qu’advienne le poème, qu’il se libère de toute contrainte. Claude Minière caractérise ainsi la poésie de Pascal Boulanger : « Qu’est-ce qui fait l’identité poétique de sa poésie ? L’écart. Cette poésie se pose dans son écart ». Et s’il est à l’évidence ontologique, l’écart doit aussi s’inscrire géographiquement ; l’éloignement physique, dans l’espace, est constitutif de l’éloignement métaphysique du poète qui se situe magnifiquement dès la première page – en saluant Rimbaud dès la première ligne – en une phrase qui condense et cristallise toute la démarche, à la fois ailleurs et autre : « Depuis mars 2019, je est un autre, je suis l’autre, celui qui vit près de la baie du Mont Saint-Michel, à proximité des plages de Saint-Malo et de Cancale, échappant à l’injonction sociale et aux divers crachats sur l’asphalte des villes qui sont dorénavant sous l’œil de la surveillance et de la violence ». Et si Claudie Bernard, qu’il cite, désigne le chouan comme l’autre, « l’opposant, le déviant, et le perdant », le poète lui répond fièrement : « Sauf qu’ici, le perdant gagne la gratuité temporelle, l’écoulement ardent de l’instant, la beauté d’une immanence dans son extension (…). » Ainsi peut naître et se déployer le verbe, comme  en osmose avec toute cette beauté qui l’entoure, pour « placer le lecteur face au spectacle des mots jouant le texte du monde et des choses qui le constituent »,comme l’indique Gilbert Bourson en évoquant Pascal Boulanger, et cité par ce dernier, belle mise en abyme qui saisit avec finesse l’essence même de l’intertextualité à l’œuvre dans ces carnets où incessamment s’interpellent et se répondent les auteurs de « la Bibliothèque », sous le regard à la fois objectif et subjectif du poète qui les met au pied du mur, en résonance ou en débat. En fin de compte, c’est l’éloignement qui permet d’approcher ou d’accrocher l’essentiel.

« La Bibliothèque » n’est d’ailleurs pas dissociable de ce qui constitue l’identité du poète, elle fait à l’évidence partie du bagage ; la tentative d’envisager ces Carnets par catégorie ne peut donc servir que de balisage éphémère que chacune de leurs pages peut modifier. On comprend d’autant mieux que les livres et la vie ne font qu’un, lorsqu’on se souvient que Pascal Boulanger est poète et critique littéraire. Au fond, après avoir élu domicile une partie de sa vie dans des bibliothèques, l’auteur se déplace à présent avec sa bibliothèque intérieure – sans doute vécue non pas comme un avoir ou un bien (le principe même des bibliothèques n’est-il pas d’emprunter ?) mais comme un être, un état – aussi tangible et vitale qu’un organe.

Les références aux auteurs et aux textes constituent donc aussi des sortes de balises mobiles et protéiformes présentes dans ces Carnets – on peut en relever quelques aspects, loin d’être exhaustifs :

  • Soit pour les confronter, comme par exemple l’intéressant rapprochement entre Pascal et Lautréamont autour de l’assertion posée en chiasme par Pascal Boulanger « Un écrivain met de l’ordre dans le désordre et du désordre dans l’ordre », soit pour en découdre avec eux, comme il le fait avec André Breton, passé tout à la fois « à côté » de Rimbaud et Claudel. Ce dernier étant lui-même à son tour pris en défaut pour avoir méjugé « Chateaubriand, grand magicien et grand enchanteur » à qui Claudel reprochait ironiquement d’avoir vécu sur « la banquette arrière ». Ainsi l’auteur met en miroir les points de vue et propose un arbitrage, jugeant les limites et erreurs des uns et des autres, se situant à son tour par rapport à eux. Et l’intertextualité lance le lecteur vers des pistes absolument inépuisables.
  • Soit pour les faire dialoguer et rebondir entre elles. Ainsi les citations jettent des ponts entre poésie et philosophie, littérature et politique, métaphysique et religion ou spiritualité, dans un principe de vases communicants, d’échanges permanents où sont convoqués tour à tour Heidegger, Sartre, Guillevic, les évangiles, Nietzsche, Sollers, Hölderlin et tant d’autres, sans que jamais leurs présences ne pèsent comme un « savoir savant », mais perceptibles comme un réseau, un labyrinthe, une chambre d’échos ou un carrefour qui vont créer d’autres résonances, ouvrir d’autres horizons. À lire ces Carnets, on sent que la littérature est un grand corps vibrant et bruissant de tous les atomes qui la composent.
  • Soit pour saisir et mettre en exergue leurs fulgurances, comme il le fait en citant Van Gogh, lui-même citant Walt Whitman, écrivant « le grand firmament étoilé » juste avant de le peindre ; Rimbaud, Julia Kristeva « nous sommes séparés ensemble, ou Hölderlin « La beauté est la toute présence ».
  • Soit pour s’associer à elles, les intégrer, les insérer dans son propre cheminement afin d’aller plus loin dans sa propre réflexion. Car toutes ces références prolongent la pensée du poète (et à sa suite, la nôtre), lui permettent d’accéder à une forme d’adéquation, de vérité de l’être et de l’écriture. Ainsi, par exemple, à la question posée par Giorgio Agamben : « Mais que voit-il, celui qui voit son temps, le sourire fou de son siècle ? », il répond en poète, en (dé)jouant la concession : « Oui, mais je sais voir aussi les yeux de l’aimée quand ils vont à la mer ». Et les citations multiplient les tremplins vers l’infini de la poésie, vers ce bleu adorable emprunté à Hölderlin.

En bleu adorable est une sorte de quête, un recueil (le mot prend avec ce livre tout son sens), ponctué, traversé de questions qui s’approchent progressivement d’un centre, qui est peut-être le cœur battant de la poésie. Avec l’aide des « alliés substantiels », des passants considérables qui l’accompagnent, Pascal Boulanger interroge tous azimuts. Les carnets sont une pensée en mouvement, qui creuse son sillon :

« Qu’est-ce qu’un amour définitif, absolu ? » À l’évidence, il le sait, et le dira plus tard, mais c’est Claudel dans un premier temps, qui fondera sa réponse.

 « J’ai toujours cherché quelqu’un – Là-bas – mais où ? »

« Aimer par habitude, est-ce encore aimer ? »

« Que savons-nous, en conscience, d’une vie accomplie ? Qui peut juger de son accomplissement ?

Avec leur aide, il arrive dans un miroitement vers le centre au mitan du livre, avec ces deux étoiles bleues qui diffusent leur clarté sereine ; déploiement (Le Zhong Yong, cité au début des Carnets : « Quand on le déroule, le livre emplit l’univers dans toutes les directions, quand on l’enroule, il se retire et s’enfouit dans son secret ») dévoilement qu’annonçait déjà dans la retenue la superbe première de couverture du livre, le titre honorant un poème éponyme d’Hölderlin, accompagné du somptueux tableau de Vermeer La Femme en bleu lisant une lettre. Ce point central, autre monde ou contre-monde, ce moment ou tournant décisif dans son mouvement de révolution, se tient là, dans la réserve et dans l’écart, affirmation en une sorte de diffusion calme, par saturation de ce bleu adorable qui emplit l’espace du texte, affirmation d’une identité d’homme et de poète vers laquelle on le suivait depuis les premières pages. Ce centre est ontologique, on l’a bien compris ; on pourrait l’esquisser ainsi :

– « vie secrète » (déjà annoncée au début des carnets par les mots d’Imre Kertész : J’ai toujours eu une vie secrète qui était toujours ma vraie vie)

– « Faire entendre le silence qui est à l’origine de toute création », « prêter l’oreille (…) à l’ouverture d’une profondeur, à la fois intime et souveraine »

– « L’amour la poésie », l’absolu, la perfection de l’amour sans question : ces Carnets sont dédiés à Alma, sa « petite-fille, en présence adorable ». Pascal Boulanger écrit un peu plus loin à son sujet « Que lui souhaiter, sinon des enchantements simples, dans la perpétuelle enfance du monde ». L’amour des femmes aussi, « La présence de l’autre, dont on ne peut endiguer le flux, est en soi une habitation poétique du monde », l’amour de la femme aimée dont les yeux se fondent dans le ciel ou la mer : « la proximité aveuglée par le tissu de la mer et le tissu des yeux », « Je reste silencieux par la présence d’un ciel dans l’éclat de ses yeux », « Se baigner dans la profondeur bleutée des yeux de l’aimée », « L’émotion sensuelle des baisers : un rapt, une effraction dans l’eau bleue de ses yeux ».

« La perfection de l’amour » – que le poète illustre par quelques lignes qui lui « ont été, un jour adressées » et qui perdraient de leur éclat à être citées ici, qu’il faut laisser resplendir en silence dans leur mystère – cette perfection de l’amour et de l’aimée est sans doute la troisième étoile qui scintille au centre du livre en bleu adorable, aux côtés d’Hölderlin et se constitue aussi sûrement en femme en bleu lisant une lettre que celle de Vermeer.

– « Dans la beauté qui ne fait pas question », tout se rejoint finalement en une « épiphanie », mot chéri par le poète, parole clef performative dont l’incantation suffit à faire surgir l’essence d’un monde où la beauté, la poésie, l’amour absolu, « les livres et les lèvres », l’émotion, l’émoi, le moi, la nature dans sa permanence ne font qu’un.

Ainsi, En bleu adorable est un manifeste poétique mais dessine dans le même temps une sorte d’autoportrait subtil, posant et répondant pas à pas à la question qui suis-je ? Parce que le poète, trop pudique pour y répondre frontalement, se peint tout au long du livre par touches impressionnistes à travers tous les autres, et comme traversé par leur flux. La réponse à cette question à la fois singulière et universelle est à lire surtout dans la parole poétique essaimée au fil du recueil, avec son humilité J’ai la chance de mener une vie tranquille, celle que chacun mérite, en ce monde visible (…) ; sa fierté (…) On est prince et les jours sont nombreux comme le sable ; ses fulgurances (…) la mer aux cheveux dénoués s’offre à l’enfance matinale.

Dépouillement, épure, tout se condense dans les dernières pages, c’est la poésie pure qui se déploie, détient le dernier mot, affirmant souverainement une habitation poétique de soi et du monde, que l’on épuiserait à citer ou expliciter.

À chacune et chacun de faire advenir et vibrer cette poésie dans le silence et la profondeur des pages.

 

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