[Chronique] Philippe Jaffeux, Éveils, par CHRISTOPHE STOLOWICKI

[Chronique] Philippe Jaffeux, Éveils, par CHRISTOPHE STOLOWICKI

décembre 7, 2023
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] Philippe Jaffeux, Éveils, par CHRISTOPHE STOLOWICKI

Philippe Jaffeux, Éveils, Jannink, novembre 2023, 160 pages, 18 €, SBN : 978-2-37229-056-2.

 

Avec Éveils, qui dès la page de couverture réinvente la poésie verticale en la faisant trembler d’une inversion aux genoux, retourné le vers à son miroir, Philippe Jaffeux, accompagné par les éditions Jannink sur lesquelles je reviendrai, nous offre un étonnant festival lettriste à haute charge d’intellect qui marie logopée et phanopée comme ne le fait pas Ezra Pound. Ce sous cette couverture d’un rose saumoné volontiers éteint disant l’omniprésence de « l’organique » et ouvrant sur le noir de la page noire comme sur une page blanche égarée. Mais derrière cela ! Jamais un tel déferlement de vignettes, bandeaux, flèches de cent façons fléchées, gouttes, bulles, boule de dynamite, écrans, trou noir à flagelles, vague circulaire épandant ses gouttelettes, mur de briques virtuelles, rectangle de salissures informatiques, tout ce que la graphologie a pu inventer pour encadrer d’aporétiques propositions. Touffu, encombré parfois jusqu’à l’indémêlable, favorisant dans le détail les couleurs premières, par son tsunami paradoxalement éclairé.

 

Indéchiffrable par endroits tant les caractères sont gras ou tordus, surtout à l’entre-deux pages. Exigeant à tout le moins très souvent un effort. Ce n’est évidemment pas inintentionnel. On pense à Burroughs et Gysin. Le non-lu plus dévorant.

Des peintres innombrables sont ici l’élément culturel de fond, s’y empreindre s’en éprendre le travail colossal sous-jacent à l’ouvrage, comme l’étude des animaux sauvages a pu l’être pour De l’Abeille au Zèbre (paru déjà en 2023). Les peintres donnent du corps et son épaisseur au cadre graphique.

Egon Schiele, Nu couché

« Extirper à l’envi / l’espace de / sa fonction / avec une /présence » désigne assez bien Malévitch – dont la dernière double page en noir angulaire sur fond blanc (et vignette saumonée) rappelle bien le Carré noir sur fond blanc épinglé d’un zeste d’humour.  « Animaliser une écriture civilisée avec un contraste figé par un tigre », en regard d’in tigre ajouré et de la mention « A. Ligabue » fait découvrir ce peintre suisse amoureux des fauves et magnifiant l’art naïf de Henry Rousseau. « Masquer le visage d’une page torturée par un nu d’E. Schiele » suscite peut-être le fond chair saumonée récurrent comme une réponse abstraite à son érotisme volontiers anorexique. « Animer l’abstraction d’une phrase primaire avec les couleurs de Bram Van Velde » appelle à se passionner avec Samuel Becket pour ce peintre de l’empêchement. « L’énergie optique de J.P. Soto » résume sommairement J.P. Soto. « La danse de Saint-Guy de Francisco Picabia » dénonce le peu d’authenticité de ce peintre passé par tous les mouvements de son temps, de l’impressionnisme au dadaïsme. « Secréter la sueur d’une phrase impressionnée par une ambiance de G. Caillebotte », effleurant le peintre, ne parle que de Jaffeux.

© Bram Van Velde, Composition

À une page de droite touffue s’oppose au bas de la page de gauche son homothétique réduction en touffeur.

La vie obsidionale dans l’enceinte des mots tournée en concepts se délasse aux peintures évoquées, malgré l’humour plus dévasté que dévastateur son onde se fracasse en tombereaux de caractères démêlables à demi.

Pourquoi Éveils ? Peut-être parce que l’immersion tragique dans l’oxymore d’un poète resté cloué le gros de sa vie par la maladie dans un fauteuil roulant, secouée par le typhon lettriste qu’a suscité l’imprégnation d’images, ne demande aucune des drogues légales ou interdites auxquelles recourent les écrivains, et que d’éveil en éveil naturels se dentelle, se hérisse son travail mental ?

À l’horizon réversible de Philippe Jaffeux, les contraires ne sont pas plus opposés que semblables mais les contours ; les antonymes se retournent pour s’accorder dès qu’ils se sont disjoints pour s’accorder en fin de phrase en chute haute. Ce que brassent ses pales, qu’enserrent ses crochets entre les parois du vide, ce que happent, relâchent sur un renversement ses serres prédatrices d’un néant, d’un ajour, s’ourle de la chair des lettres dans un gargantuesque pas ou repas.

Saluons enfin la modestie (sur laquelle il ne faut pas se méprendre) des éditions Jannink qui, publiant un très beau livre, n’affichent pas leur nom sur la première de couverture et n’apparaissent qu’en infimes minuscules au bas de la quatrième sur une vignette de même format, et une page ou deux. Elles ne sont pas les seules. Cette discrétion semble la marque de fabrique de nouveaux éditeurs en réponse à l’invisibilité de la poésie dans l’horreur du chaos médiatique en abondant dans l’invisible, qui parle cependant aux happy few.

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