[Texte] Christophe Esnault, Le Libraire et le Psychopathe

[Texte] Christophe Esnault, Le Libraire et le Psychopathe

septembre 4, 2024
in Category: Création, UNE
2 1167 16
[Texte] Christophe Esnault, Le Libraire et le Psychopathe

Le Libraire et le Psychopathe

(Extraits d’un tapuscrit inédit de Christophe Esnault, presque écrivain, pâquerette dans les cheveux)

Lors de l’inventaire, le libraire s’aperçoit que deux exemplaires de Les plus ringards des métiers soi-disant sympas ont été volés, ce qui l’agace car ce livre est un plagiat éhonté de sa vie de merde.

Tout ce qu’il place en rayon est téléguidé par la venue des représentants. Les éditeurs qui n’ont pas de « repré », le libraire considère qu’ils ne veulent pas vendre leurs livres et comme il est très conciliant avec ce désir affirmé, aucun des livres de leur catalogue n’entrera jamais dans sa boutique. Sauf peut-être si un client souhaite en commander un avec insistance, coupe-chou à la main.

Dans une autre vie, le libraire aurait pu être vendeur d’assurance ou formateur à l’AFPA, mais ce sont des métiers très attendus dans le registre de la ringardise.

Les gens sont assez imbéciles pour penser que libraire c’est un super boulot, alors que vider des poulets en chambre froide c’est carrément plus « classe ».

Le libraire invite Jean-Pierre Siméon pour une rencontre et une dédicace suivies d’un petit atelier fist-fucking récréatif pour bien habiter poétiquement le monde.

Quelque part il y a un libraire que le psychopathe ne connaît pas, un vrai libraire qui va s’endetter en refusant les compromissions avec les produits à forte rotation. Il faut être courageux pour embrasser ce destin si pur et aller vers la clochardisation promise.

Parfois le libraire tente de chasser l’auteur en dédicace qui s’installe avec sa tente Quechua et se dit partant pour deux semaines complètes de signature. Parce qu’avec cette idée géniale, la PQR fera fatalement une pleine page sur lui, et il va l’écouler un maximum son Taper l’incruste.

Un jour la librairie sera en redressement judiciaire, mais en attendant le libraire impose le respect : il avait compulsé un livre d’Annie Ernaux avant l’attribution de son Nobel.

Un libraire se suicide toutes les heures, mais les journalistes ne l’ébruitent pas trop car ils comptent sur les survivants pour vendre leurs livres, romans historiques ou du terroir, et autres fientes.

On ne compte pas non plus les clients des librairies retrouvés accrochés au même lampadaire que Gérard de Nerval.

En levant le curseur légèrement, ce n’est pas compliqué, il y a précisément dix-sept libraires qui effectuent à peu près leur travail dans ce pays. La chose étant inaudible pour les souffreteux qui pensent que Trapenard est un défenseur de la littérature. Même les puristes qui ont égratigné Pierre Bellemare et son Télé-achat, à l’époque, le regrettent aujourd’hui amèrement.

Un libraire est souvent ignorant des deux cents éditeurs qui font la littérature, mais la réalité étant un furoncle sur le fragment littéraire, il est préférable de dire qu’il cache son caca dans ses tiroirs. Une fantaisie reliée à une histoire familiale que la tragédie et le drame ont traversée. Toutefois, avec une petite déviance sur le dos, il nous émeut davantage. Il devient sympathique. Même s’il croque aussi dans les crottes sèches.

Personne ne demande au libraire quel a été le premier livre qui l’a sidéré, ce qui est bien dommage car on apprendrait que ce n’est pas un livre, mais le doigt qu’il a plongé dans son trou d’amour pour s’émerveiller de l’art de la découverte. Cette curiosité originelle lui est restée, il survole aujourd’hui les pages de Télérama et du canard local pour savoir ce qu’il va vendre cette semaine. C’est moins cher que de le demander à sa cartomancienne.

Le libraire est entouré d’autres libraires, mais ce sont des personnages secondaires car c’est lui qui a la main sur les invitations d’auteurs et sur la relation étroite avec la PQR. C’est lui le spécialiste. L’expert. Et la médiathèque l’a bien compris : pour faire entrer des ouvrages mollassons à son catalogue, elle a besoin de lui.

Des gens parcourent la moitié de la France, viennent même parfois de Lausanne ou de Liège pour un moment privilégiéavec le libraire. D’ailleurs, au retour, confrontés à la douane volante, il y a un réel danger, parce que la subversion d’un Damasio ou d’un Bégaudeau, frottée l’une contre l’autre, ça pourrait s’enflammer.

Aujourd’hui, le psychopathe a très envie de lire un livre qui aurait pour titre Les gens méritent d’être plongé dans le bac d’acide chlorhydrique en général. Pas la peine de demander au libraire s’il existe déjà, il va plutôt l’écrire.

Un libraire est actuellement séquestré dans une cave sans vin et sans interrupteur. Mais son ravisseur lui a laissé une lampe de poche et des livres de la très petite édition. Plein de livres et d’opuscules dont il ne soupçonnait pas l’existence. Il doit rédiger des notices pour Livre Hebdo, des notules pour Lire, Elle et Biba. Il sortira quand il aura bien travaillé.

Le libraire est sollicité pour un petit partenariat. C’est très simple, il faut juste retirer la totalité du fonds pour laisser entrer quelques palettes du livre événement Le Libraire et le Psychopathe. Pas d’affolement, juste six semaines, le temps d’écouler deux milles exemplaires et puis, ensuite, le libraire pourra remettre en rayon les livres qui vont ennuyer tout le monde et maintenir chacun dans un continuum lymphatique, une vie sans relief, sans touche salvatrice d’excès ni début d’aspérité.

Si le libraire avait un décolleté plongeant, un fragment des Chants de Maldoror sur son bras dénudé, et des fesses rebondies, le psychopathe serait ébahi, peut-être sans doute guéri en posant sa carte lors du paiement sans contact.

Hargne et méchanceté sont les produits d’appel que le psychopathe place dans son amour contrarié pour la librairie. Lui contient une librairie ambulante bien plus riche que celle où il zone trois heures par jour comme si c’était son asile de fous puisque très concrètement la librairie est son hôpital de jour, et tout le monde l’a compris.

Avoir tenté d’être entendu à la Poste, oui, le psychopathe a bien essayé, mais il faut faire la queue et aucune cellule de crise n’est déployée pour le sauver d’être né doté de conscience et de tant souffrir de n’en trouver aucune trace chez autrui. On tente juste de lui refourguer des services bancaires.

Après avoir soulevé les textes bulles de savon dégoulinants de bienveillance sur les tables de la librairie, le psychopathe rentre chez lui, allume son ordinateur, consulte sa messagerie, découvre, tout dépité, une photo d’un membre impressionnant sous lequel pendent les grosses couilles de Selma, son brouteur sénégalais qui l’a arnaqué la veille de 358 euros (le prix d’un billet d’avion), en lui promettant des déviances féminines inédites. Puis il ouvre Word et crève la délicate bulle de pus de sa présence au monde, surnuméraire.

, , , ,
librCritique

Autres articles

2 comments

  1. esponde
    Reply

    J’APPORTE AU MOULIN cette anecdote :
    un libraire ouvre le premier livre de christophe manon proposé par l’édtieur qui s’est fair représentant lui-même : réponse après quelques secondes : « cet auteur écrit visiblement pour ne pas être lu » (début des années 2000)
    l’auteur obtiendra une notoriété plus tard et même un prix.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *