En cette période de fin damnée et de passage à l’An-neuneuf, c’est le moment de faire un pas de côté pour y voir plus clair, prendre de la distance, renouveler son énergie d’être-libr&critique… On commencera par se jeter à L’O avec Claude Minière… Puis se plonger dans un fascinant ouvrage collectif sur le cinéma invisible et les caustiques Poèmes de bureau signés David Christoffel… Et enfin, terminez bien l’année avec quelques rendez-vous passionnants !
Claude Minière, L’O
L’O
on ne va pas épiloguer
c’est de la poésie donc c’est
jeté à l’eau
l’haut
l’eau
l’o
sacré nu mais romarin
Le livre de la semaine : Le Cinéma invisible
Le Cinéma invisible, Cahier 1, sous la direction de Carole Aurouet, éditions Invenit, Lille, en vente depuis vendredi 6 décembre, 206 pages, 24 €, ISBN : 978-2-37680-129-0.
Quatrième de couverture. Par les joies du hasard alphabétique, le premier opus de la collection « Le cinéma invisible » nous conduit du poète surréaliste Robert Desnos (1900-1945) à l’écrivain et théoricien constructiviste russe Sergueï Trétiakov (1892-1937). Entre ces deux artistes, le lecteur sera transporté dans des contrées scénaristiques hétérogènes et jusqu’ici inexplorées : celles du peintre et poète belge, créateur des célèbres logogrammes, Christian Dotremont (1922-1979) ; celles de l’écrivaine Leslie Kaplan (1943), engagée dans le mouvement de Mai 68 et membre du conseil de la revue Trafic, fondée par Serge Daney ; celles du cinéaste Louis Malle (1932-1995) qui s’essaie à une adaptation de Ma Mère de Georges Bataille ; celles de la romancière et universitaire Christine Montalbetti (1965) ; celles de l’écrivain, metteur en scène et peintre franco-suisse Valère Novarina (1942) ; celles du photographe Bernard Plossu (1945), amoureux des reportages de voyages ; celles du réalisateur franco-chilien Raúl Ruiz (1941-2011) ; celles de l’écrivain et scénariste espagnol engagé Jorge Semprun (1923-2011). Tous ces artistes se retrouvent autour d’une même passion et d’un même désir : écrire pour le cinéma !
SOMMAIRE.
5 « Le cinéma invisible » : naissance d’une collection
Carole Aurouet
10 Robert Desnos : Paul, trente ans, attend sa maîtresse
Carole Aurouet
18 Christian Dotremont : Scénario primitif du film Cobra, Perséphone
Stéphane Massonet
24 Leslie Kaplan : Porte 25
Éric Trudel
50 Louis Malle : Ma mère
Philippe Met
82 Christine Montalbetti : Désirs de cinéma
Marie Martin
92 Valère Novarina : Entrée d’un homme en gare de La Ciotat
Fabrice Thumerel
117 Bernard Plossu : Films planants
Roger-Yves Roche
122 Raúl Ruiz : Lapidatio
Érik Bullot
150 Jorge Semprun : Malraux. Le bruit et la fureur
Isabelle Diu
174 Sergueï Trétiakov : L’Aveugle
Ada Akerman
203 Remerciements
205 Table des matières
En bref. Le cinéma invisible n’est autre que celui des scénarios plus ou moins terminés sans déboucher sur une sortie filmique :
pour les 100 ans du septième art, une anthologie de 100 scénarios inaboutis d’écrivains et de plasticiens avait été publiée sous la direction de Christian Janicot. Trente ans plus tard, à peu de choses près, nous devons à la passion de la directrice – Carole Aurouet – comme de l’éditeur – Dominique Tourte – la naissance d’une collection qui va regrouper des dizaines de scénarios de toutes sortes (de tailles et de natures différentes, soigneusement présentés et illustrés sur un papier de grande qualité). Ce premier volume réunit les projets de deux cinéastes morts assez récemment (Louis Malle et Raúl Ruiz), des écrivains (dont trois vivants : Valère Novarina, Leslie Kaplan et Christine Montalbetti), et même un photographe (Bernard Plossu).
Voici un bel objet surprenant qui contribue de façon singulière à une histoire des rapports entre cinéma et littérature – sous forme d’autres cahiers du cinéma que ceux que l’on connaît. /FT/
Pleins feux sur David Christoffel, Poèmes de bureau /Fabrice Thumerel/
David CHRISTOFFEL, Poèmes de bureau, Lanskine, coll. « Poche », 80 pages, 10 €.
Présentation éditoriale. Ces Poèmes de bureau sont le fruit de hautes pressions, le surgeon de violences managériales extrêmes et même la tentative de comprendre les jeux pervers qui régissent les entreprises aujourd’hui.
Écrits en 2015 et 2016, à l’époque où l’auteur s’est fait lanceur d’alerte dans une grande institution publique, ces poèmes donnent un aperçu souriant mais tendu de la complexité des rapports professionnels contemporains.
Point de vue LC. Ce qui différencie ces Poèmes de bureau des « brèves de comptoir » – aussi tant est qu’on pense au moindre rapprochement après une lecture attentive -, c’est leur causticité, qui tranche avec le discours ambiant de la bienveillance – novlangue néo-managériale fallacieuse, bien évidemment. Car il est bien question dans ces textes critiques de détourner et ruiner les injonctions du discours dominant.
L’un des Agencements Répétitifs Neutralisants (ARN) se situe dans le droit fil de « Finissez vos phrases… » de Jean Tardieu. Il s’agit ici d’une ritournelle des possibles lieux communs à partir d’une subordonnée conditionnelle : « Si vous n’avez pas encore remarqué / Si c’est parce que ça vous fait rire / Si ça peut vous donner un peu plus d’élan / Si vous en avez marre / Si vous saviez ce que d’autres subissent » (p. 39)… Quelques pages plus loin, on cerne mieux la menace que peut contenir une conditionnelle : « Maintenant, si vous voulez vous amuser à vouloir ne pas vous rendre compte »… Le sermon de l’autorité hiérarchique commence par « On ne va pas se mentir » et débouche sur « quand on veut on peut » : le poids des clichés dans les injonctions néo-managériales !
L’ironie également fait des ravages : « En vertu des pouvoirs qui lui sont conférés, il ne peut pas penser à tout, c’est normal. Avec tout ce qu’il a pu faire, il a su arriver à de hautes fonctions, c’est pour ça qu’il ne peut plus grand-chose pour nous » (18). Mais la plupart des textes constituent une machinerie qui tourne jusqu’à épuisement et dévoilement de la mécanique de domination ; le discours alambiqué et les tourniquets paradoxaux des ARN dénoncent jusqu’à l’absurde cette nouvelle casuistique qui condense bon-sens, développement personnel et néo-management. Les spirales renversantes aboutissent à tout et son contraire, savoir à n’importe quoi, jusqu’à révéler dans le monde du travail des relations d’oppression-déshumanisation : « Quand le primate analogue a fait preuve d’une obéissance forte et d’un conformisme de niveau inquiétant, il y a une probabilité importante que sa capacité d’adaptation témoigne d’une souplesse qui lui donne une résistance aux effets secondaires de la fatigue bien supérieure à la moyenne » (20). CQFD.
En fin de compte, on n’est pas si loin que cela de La Question humaine de François Emmanuel (2000), qui établit un parallèle entre discours nazi et discours néo-managérial.
► Retrouvez David CHRISTOFFEL pour ses Poèmes de bureau à la Maison de la poésie ce mardi 10 décembre 2024 à 19H : entretien avec Bastien Gallet (entrée 7 €, 2 € pour les abonnés).
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