[Chronique] Christophe Manon ou le risque lyrique (à propos de Signes des temps), par Fabrice Thumerel

[Chronique] Christophe Manon ou le risque lyrique (à propos de Signes des temps), par Fabrice Thumerel

décembre 31, 2024
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[Chronique] Christophe Manon ou le risque lyrique (à propos de Signes des temps), par Fabrice Thumerel

Christophe MANON, Signes des temps, Héros-limite, Genève, printemps 2024, 112 pages, 16 €, ISBN : 978-2-88955-101-9.

 

Vingt-cinq stases, vingt-cinq extases !

Au commencement, le Labo de création de Ciclic, centre du Val de Loire, où le poète a pu consulter en 2020 des archives filmées ; cinq « poèmes cinématographiques » ont vu le jour (« Poèmes du temps présent », cinq films de cinq minutes environ : création musicale et sonore, Frédéric D. Oberland ; montage, Grégoire Orio et Grégoire Couvert ; texte et voix off, Christophe Manon), que l’on se doit d’ouïvoir avant, pendant et/ou après lecture.

Mais leur portée ne s’arrête pas à leur dimension documentale : outre que les agencements répétitifs charrient mille micro-récits et bribes discursives – lieux communs et paroles envolées –, autant dire des Éléments et Prélèvements Non Identifiés (EPNI), dans le texte définitif on recroise les personnages de Porte du soleil (Verdier, 2023), cette familiale légende dorée : « Elisa, Pasquale, Eugénie, René, Mimma, Pierre, Lucette, tous ont vécu et sont morts à présent » (p. 106)… Ces morts s’ajoutent à d’autres « fantômes du passé » (102), les frères Bricard par exemple, dont le plus jeune a été fusillé par les Allemands le 13 août 1944. C’est dire à quel point se mêlent les voix/voies qui constituent des signes des temps.

 

C’est toujours de nouveau la même chose

« Accepter la perte, en poésie certes, mais dans la vie ? » (58)

Une myriade de ici-et-maintenant. Le tourbillon de la vie, comme dit la chanson de Jules et Jim : « Mais le temps est passé, le temps, après lequel un autre temps commence » (29)… « Tournent les heures et tourbillonnent encore, ainsi passent les jours et le temps s’évapore » (49)… Rien de nouveau sous le soleil noir de la mélancolie, dira-t-on : « Mais pourquoi, pourquoi donc faut-il que tout cela prenne fin ? » (83). Tempus fugit… Passent les jours, les semaines, les mois, les années… Mais à quoi bon accumuler les décomptes, tenter de saisir le temps, un temps souvent trop étale et monotone : « À quoi bon ? 1971, 1972, 1973, pas l’ombre, pas le moindre souvenir. Et puis quoi encore ? » (98). « Les années sont les années sont les années » (65), à la fois mêmes et autres : le temps est une toupie qui inéluctablement nous étourdit, nous entraîne dans un mouvement de répétitions / variations.

À défaut d’appréhender le temps perdu, au moins essayer d’en extraire « un tourbillon de sensations » (86) : la vie nous emporte, éperdus et chancelants, mais on la porte et l’emporte avec soi. Car force est de faire ce constat : « Quelle chose, quelle chose prodigieuse, étonnante et magnifique c’est de vivre » (27).
Valse mélancolique et langoureux vertige.

 

Une ritournelle hédoniste

« La beauté, la beauté est un exorcisme,
le poème un exercice de respiration en voie de disparition » (18).

Signes des temps est une ritournelle régie par une poétique du passage vaporeux et évanescent – du fondu enchaîné, doit-on dire tant l’écriture de Christophe Manon se révèle cinépoétique -, quoique enclenchée par une amorce à la Doppelt : « La lumière est un foyer de couleurs dont les rayons se concentrent entre les fentes et la poussière. » Mais ce qui intéresse le poète n’est pas un dispositif optique débouchant sur un théâtre cosmopoétique, un cosmorama mobile et magique, mais la présence-absence des êtres, des faits et des choses, leur aura, le perpétuel glissando des paroles, sensations et événements, la saisie de moments suspendus qui ne sont pas tant des épiphanies (Eco) ou des images de cristal (Deleuze) que des précipités de couleurs et de sons, mais aussi d’émotions (cf. p. 10 et 77), des halos de sensations lumineuses et fugitives, des miroitements de moments incandescents, scandés parfois par de petites barres verticales, sinon par de cruciales et lancinantes interrogations : « Est-ce que cela a changé ? », « Pourquoi, mais pourquoi faut-il donc qu’il en soit ainsi ? »…

Après tout, pourquoi s’en faire ? « Il y a des mariages, il y a des naissances et des anniversaires et il y a des baptêmes et des fiançailles et il y a même des gens qui dansent et boivent pour fêter des retrouvailles et cependant il y a aussi des funérailles. Et ainsi de suite » (66). La distanciation mène à la relativisation qui mène à l’acceptation : « il y a un temps pour tous et un temps pour chacun, il y a une saison pour toute chose, un temps pour tout, temps de détruire et temps de bâtir, temps de rire, temps de pleurer, un temps pour danser et un temps pour se recueillir, le temps d’aimer et le temps de haïr, temps des moissons et le temps des semailles, le temps des calamités et celui des réjouissances, temps de naître et temps de mourir » (89)… Aux tragédies du XXe siècle Christophe Manon oppose un puissant hymne à la vie : « Car nous n’avons rien d’autre en notre possession, rien d’autre que notre seule présence, et de cueillir les épiphanies lorsqu’elles se manifestent, avec délicatesse et détermination car nous en connaissons le prix » (38).

 

Un kaléidoscope poétique du temps présent

« Les années sont les années sont les années » (p. 65).

Dans Signes des temps, un leitmotiv caractérise le XXe siècle : « Ce fut un siècle de discorde, une longue suite de désastres qui décuplaient les sentiments ». Que reste-t-il de ce siècle dans cette poéprose qui risque brillamment et puissamment le lyrique ? Si l’on en croit la présentation éditoriale, telle est l’ambition et la portée du texte : « Signes des temps est une expérience d’autobiographie collective. C’est-à-dire que la plupart des éléments convoqués sont susceptibles d’appartenir à chacune ou chacun d’entre nous, dans un mouvement qui, selon Georges Perec, partant de soi, va vers les autres, et inversement. »

Si autobiographie collective il y a, nulle totalisation narrative cependant, nulle volonté de synthèse ou de reconstitution sociohistorique, dans l’exacte mesure où le poète ne vise pas la durée mais le fugitif. Nulle contextualisation précise, comme dans le chef-d’œuvre d’Annie Ernaux, justement intitulé Les Années, qui se singularise par un subtil jeu énonciatif : triomphe également ici l’impersonnalité des évocations, mais sans véritable valse pronominale ; « et », « à présent », « maintenant » – qui réactualise toute la puissance et l’instantanéité du hic et nunc -, et surtout la tournure À + infinitifs intemporels servent d’embrayeurs à la sorcellerie évocatoire de Christophe Manon.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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