[Chronique] Carole Pelloux, Au secours, de langagement (Verheggen) !  Une divagation autour de la lecture de L’Art de ne pas dire  De Clément Viktorovitch et Ferdinand Barbet

[Chronique] Carole Pelloux, Au secours, de langagement (Verheggen) ! Une divagation autour de la lecture de L’Art de ne pas dire De Clément Viktorovitch et Ferdinand Barbet

janvier 30, 2025
in Category: chronique, UNE
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[Chronique] Carole Pelloux, Au secours, de langagement (Verheggen) !  Une divagation autour de la lecture de L’Art de ne pas dire  De Clément Viktorovitch et Ferdinand Barbet

Clément Viktorovitch et Ferdinand Barbet, L’Art de ne pas dire, Seuil, automne 2024, 168 pages, 16,50 €.

 

On sait le théâtre, au meilleur de sa forme, proche de la poésie. En attestent encore aujourd’hui les nouvelles collections qui s’ouvrent chez les éditeurs « historiquement théâtraux » : Des écrits pour la parole, pour exemple chez L’Arche éditeur, n’hésite pas à publier (entre autres) la poésie de Kae Tempest ou d’Audre Lorde.

Si L’Art de ne rien dire n’entre pas dans ces lignes littéraires (il s’agit ici d’un monologue empruntant à ce que l’on peut apparenter à une conférence théâtralisée), il mérite grandement de s’y attarder en ce sens qu’il propose une vaste plongée dans la matière même dont est faite la poésie : la langue. Et plus exactement, dans ce qu’en font nos politiques.

Aussi terrible que remarquable, L’Art de ne pas dire (« C’est en cela que nous nous sommes distingués de nos prédécesseurs. Eux cherchaient comment dire ce qu’ils allaient faire, tandis que ce que nous avons fait, nous ne l’avons jamais dit ») décortique scrupuleusement les procédés langagiers de la phraséologie post-réelle, et montre comment cette néo-novlangue, véhiculée et relayée à l’envi par les mondiaux-médias, s’infiltre jusque dans nos cerveaux, comment elle contamine insidieusement notre pensée et colonise nos imaginaires jusqu’à distordre notre perception du réel. On appelle ça la propagande, c’est ici que le texte prend ces meilleures allures philologiques versus Klemperer et sa LTI[1].

Nous connaissions la langue de bois et savions la débusquer dans la vaste forêt des discours dont nous sommes assommés ; nous étions malheureusement accoutumés aux néoparleurs versus Orwelliens qui ont su vider de sa substance toute velléité réflexive ; nous pensions qu’à cet endroit de manipulation de et par la langue, il n’était pas possible d’aller plus loin… Naïfs que nous étions !

L’Art de ne pas dire montre comment on a encore passé un cran supplémentaire ; et à quel endroit du discours (story) nous avons, non pas glissé mais aussi vertigineusement qu’abruptement chuté.

Clément Viktorovitch et Ferdinand Barbet pointent donc la généralisation outrancière d’une « anticatastase » de premier degré dans les discours politiques ; et c’est, selon eux, cette même figure de style qui nous basculerait vers les réalités alternatives : « L’anticatastase, c’est la figure qui consiste à contredire ouvertement la réalité. Nous regardons l’auditoire dans les yeux, et nous lui donnons du monde une description radicalement différente de ce qu’il peut lui-même observer. [Elle] revient à forcer votre perception de la réalité. Par exemple : ma chemise est rouge. Non ? Mais si. Mais si, elle est rouge. Elle est rouge, je vous dis, elle l’a toujours été, elle le sera toujours, et si vous ne le voyez pas, c’est vous qui avez un problème ! »…

–  Mais, ça me rappelle étrangement la puissance virtuelle de la poésie !  (Pourrait s’enthousiasmer l’amateur de belles lettres) de la poésie pure, du genre : « La Terre est bleue comme une orange » (Éluard) – non ?!

– Oui, oui, mon poteau, (pourrait-il lui être rétorqué), sauf qu’ici, on n’est pas dans la métaphore, et encore moins dans la poésie. Nous sommes ici dans le discours politique. Et, loin de pointer les plus obscures singularités humaines, ces discours, araseurs de langue, les voilent, et nous les dérobent… Si la poésie peut être, au meilleur de sa forme – dans sa chair même – « politique » ; jamais la politique, elle, ne pourra se targuer d’être poétique (même « anti ») ; c’est ce qui fait toute la différence.

Le parlant n’est pas seulement le communiquant. La parole, ça n’est pas que ce bruitage qui sous-titre d’un murmure anodin l’arrogance des images. Parler, ça n’est pas qu’échanger des informations dans un espéranto cathodique aux clichés indéfiniment interchangeables. Le « travail de la langue » que propose la poésie est un rappel de ces vérités et une protestation contre la réduction de la dimension linguistique à celle de la « communication ». Il pose des témoins : les témoins d’une récusation du pâle idiome planétaire qui s’est voué à la répétition du même et qui s’appauvrit à mesure qu’il recherche, sur les canaux de l’audio-visuel, le plus grand dénominateur commun possible. Il peut peut-être alors plus généralement s’entendre comme une forme de résistance (…).[2]

La poésie pour sauver le monde ? Sans doute pas. Mais elle est à reconnaître comme un des derniers lieux possibles de sédition.

« – Elle est à qui la grammaire ?

– A nous !

– Elle est à qui la grammaire ?

– A nous.

– Et elle est à qui la grammaire ?

– A nous. A nous. A nous. »[3].

 

[1] Viktor Klemperer, LTI – Lingua Tertii Imperii : carnets d’un philologue, Pocket-Agora, 2003.

[2] Christian Prigent, TXT 1969-1993 : une anthologie des textes de fictions, Christian Bourgois, 1995.

[3] Nathalie Quintane, Contre la littérature politique, La Fabrique éditions, 2024.

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1 comment

  1. conil gilbert
    Reply

    Sincères félicitations pour cette divagation : preuve supplémentaire que l’errance est un défi nécessaire à la compréhension. Il faut souvent se perdre pour revenir au centre, à la question essentielle qui fait qu’une journée ne sera jamais totalement perdue. Propos clair, concis, précis, argumenté, politique dans son sens le plus fort : le langage comme épicentre.
    Oui, oui mille fois, la poésie, éclair de la parole, est la lumière la plus proche du théâtre, quand avec le langage, les corps sont invités au festin. la poésie est un court-circuit, qui dit en peu de mots toute l’étendue du sens et des émotions.
    J’ai été électricien et cela fait toujours partie de mon identité, je connais donc parfaitement le loi d’Ohm : la tension est le produit de l’intensité par la résistance (U = RI). C’est la base du métier, elle fait métier. Petite opération, conversion simple en mathématiques, équivalence niveau collège : I=U/R. Posons cette formule dans le champ humain : l’intensité est le rapport entre la tension des relations humaines et la résistance opposée à l’environnement (je n’ai pas dit oppression !).
    Lors d‘un court-circuit, la résistance entre les pôles négatifs (ce qui est dit dans la vie courante, la vie quotidienne) et les pôles positifs (l’ensemble normatif imposé aux individus par les institutions – en se rappelant que dès que des conflits apparaissent dans une cour d’école, dispute autour d’un ballon par exemple, l’institution est en jeu). Bref, chez nous, pour une tension de 220 volts, si un conducteur ou un défaut d’isolation, fait que la résistance est proche de zéro (le zéro est une invention récente, il n’existe pas !) => l’intensité est telle qu’elle va produire un échauffement prodigieux dans les têtes et la chair, qu’immanquablement l’incendie se déclarera dans l’équipement électrique et la maison, notre maison, aussitôt.
    La poésie c’est cela pour moi, pour une partie de mon identité. Et pour le reste !
    Pour le philosophe « buissonnant à croissance lente et tardive » que je suis par ailleurs, j’en suis depuis des décennies à me nourrir avec ce qui passe à portée de mes brindilles, de ma forme ronde aux multiples antennes. Je n’ai pas de soucis, l’essentiel finit par passer par là. C’est affaire de patience.
    Ne dit-on pas qu’une tique peut attendre jusqu’à 18 ans au sommet des tiges végétales pour qu’une proie passe par-là. Je suis un buisson-tique ! Et aujourd’hui, grâce à Marie-Claire, j’ai mon compte de nourriture. Merci Carole d’être passée par là.
    Nous avons donc, il faut suivre, un désaccord profond : La poésie ne pourrait pas sauver le monde !
    Mais si voyons. Elle l’a déjà fait : à Auschwitz une femme sacrifiait ses 50 grammes de pain quotidien pour fabriquer de petits personnages de mie afin de faire des pièces de théâtre dans leur misérable dortoir et dans l’odeur de la mort (c’est Ariane Mnouchkine qui le raconte dans un livre acheté il y a trente ans).
    Dans la terrible dictature soviétique, les poètes ont survécu en pensée pour résister en chair….. comme dans de si nombreuses oppressions. depuis toujours.
    On peut même dire qu’en résistant, depuis le début de l’homme en société, on n’a pas trouvé mieux que d’appliquer la loi d’Ohm, augmenter la valeur de la résistance pour faire baisser la tension et l’intensité, éviter que l’incendie ne s’étende à la terre entière !
    La mauvaise nouvelle c’est que je viens de commander L’art de ne pas dire à la librairie de L’Isle sur la Sorgue (il n’y en a qu’une, ça évite les embarras liés au choix). En effet, ma question est de savoir si à 66 ans passé, j’arriverai à lire tout ce que j’achète avec envie. Celui-là, pas de risque, il va passer dans mes priorités pour les semaines à venir. Peut-être que je construis un ciel étoilé en me disant que toutes les étoiles sont nécessaires pour mon bonheur d’en fixer quelques-unes, que je partirai un jour avec quelques constellations dans la poche et que voilà, c’est comme ça une vie de rêves et de choses inatteignables, inutiles même quelquefois, qu’on avance un jour après l’autre vers on ne sait trop quoi.
    Magnique illustration de la coercition généralisée que j’ai vu arriver dans ma carrière à EDF/GDF puis Énédis et je crois bien pour mon cas, avoir toujours dit « non la chemise est verte ! » Et ajouté tout aussitôt effectivement « verte comme une orange….
    à l’entrée de mon bureau où j’écris en ce moment même, depuis longtemps est affichée un belle publicité de Gallimard pour le Pléiade d’André Breton : Pour que vous aimiez quelque chose il faut que vous l’ayez vu…. entendu depuis longtemps… tas idiots (la citation est de Francis Picabia).
    Grand merci
    Gilbert CONIL

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