La théorie de Schumpeter est intéressante pour plusieurs raisons. Elle a été formulée en même temps que celle de Lénine et de Luxembourg et clairement avec la connaissance des deux. Il réagit ainsi exactement aux mêmes événements que les leurs. Le texte clé de la théorie de Schumpeter est « La sociologie des impérialismes » (vous noterez le pluriel) publié en 1918-1919. C’est un très long essai de 80 pages étroitement imprimées dans sa traduction anglaise. Schumpeter n’a rien changé (le fond du moins) à la théorie comme le montre sa brève réapparition dans son Capitalisme, socialisme et démocratie (CSD), publié en 1942 (et réédité à plusieurs reprises depuis).
Ce que dit Schumpeter est ceci : L’impérialisme, le plus purement défini, est « sans objet », c’est-à-dire qu’il n’est pas dirigé contre quelque chose ou quelqu’un dont on peut montrer qu’il fait obstacle à son intérêt. Il n’est donc pas rationnel : c’est une simple volonté de puissance. Les exemples canoniques, selon Schumpeter, sont les Assyriens, les Perses, les Arabes et les Francs (tous les quatre discutés de manière assez approfondie). Il ajoute ensuite Rome où l’impérialisme reflétait les intérêts de classe des couches supérieures et où l’analyse de Schumpeter est aussi matérialiste qu’elle peut l’être. (Et il a des choses particulièrement désagréables à dire à propos de Rome que je devrai ignorer pour l’intérêt de l’espace).
Or, l’impérialisme en tant que tel est atavique et en contradiction pleine avec le capitalisme « normal » qui est rationnel et individualiste et dont les objectifs peuvent être bien mieux atteints dans la paix et par la paix. Nous devrions donc nous attendre à ce que l’impérialisme diminue à mesure que le capitalisme se renforce. Les moins impérialistes sont les pays les plus capitalistes comme les États-Unis.
C’est, je pense, la lecture habituelle de la théorie de Schumpeter et cela peut être lié à des théories similaires, du doux commerce de Montesquieu à la paix démocratique de Doyle (bien que Schumpeter parle vraiment de paix capitaliste).
Cependant, je pense qu’une lecture alternative de Schumpeter est possible et peut être développée, basée sur ses propres écrits et sa vision du capitalisme.
Dans Impérialisme et classes sociales, Schumpeter admet que l’impérialisme peut apparaître dans les sociétés capitalistes. Mais là nous ne devons évidemment voir [les tendances impérialistes] que comme des éléments étrangers transposés dans le monde du capitalisme de l’extérieur, soutenus par des facteurs non capitalistes dans la vie moderne » (p. 194).
Mais (et il s’agit d’un « mais » crucial) si le capitalisme n’est pas celui de la concurrence parfaite et du libre-échange mais du capitalisme des monopoles, alors Schumpeter admet que « le capital organisé peut très bien faire la découverte que le taux d’intérêt peut être maintenu au-dessus du niveau de libre concurrence si le surplus qui en résulte (je souligne) peut être envoyé à l’étranger » (p. 200). Le « capital organisé » peut se rendre compte qu’il a beaucoup à gagner à avoir des colonies. Schumpeter continue : « ils peuvent utiliser une main-d’œuvre indigène bon marché … ; ils peuvent commercialiser leurs produits même dans les colonies à des prix de monopole ; ils peuvent enfin investir des capitaux qui ne feraient que déprimer le profit chez eux et qui ne pourraient être placés dans d’autres pays civilisés qu’à des taux d’intérêt très bas » (p. 201-2) ».
De plus, dans des conditions comme celles-ci, « [la métropole] déverse généralement une énorme vague de capitaux dans de nouveaux pays. Là, il rencontre d’autres vagues similaires de capitaux, et une lutte amère et coûteuse commence mais ne finit jamais… Dans une telle lutte, ce n’est plus une question d’indifférence qui construit un chemin de fer donné, qui possède une mine ou une colonie » (p. 201 -2).
Dans cette description du rôle du capital monopoliste dans la mise en exergue de la colonisation et de l’impérialisme, Schumpeter n’est guère qu’à un cheveu de Lénine et de Luxembourg. Peut-être que oui, pourrait-on argumenter, mais ce sont, selon Schumpeter, des conditions spéciales du capitalisme monopolistique (« confiant ») qui ne peuvent être identifiées avec le capitalisme de libre marché « normal » ou « habituel ».
Mais ce n’est pas ce que dit Schumpeter à CSD. Là, on souligne avec force que la caractéristique majeure du capitalisme (ce qui le fait croître) est l’innovation et qu’elle n’est possible que si le capitalisme est monopolistique, ou si ce n’est pas le cas, l’innovation elle-même mènera à des monopoles (ce que nous pouvons en effet voir et constater aujourd’hui).
L’introduction de nouvelles méthodes de production et de nouveaux produits est difficilement concevable en concurrence parfaite dès le départ. Et cela signifie que l’essentiel de ce que nous appelons le progrès économique est incompatible avec lui. En fait, la concurrence parfaite est et a toujours été temporairement suspendue, prorogée, chaque fois que quelque chose de nouveau est introduit… même dans des conditions par ailleurs parfaitement concurrentielles (chapitre VIII).
De plus, comme la concurrence monopolistique est dynamiquement plus efficace que le capitalisme de marché libre, le premier en viendra à dominer et deviendra en fait la forme normale dans laquelle le capitalisme existera et prospérera.
Mais si la forme normale du capitalisme est monopolistique, alors la forme « normale » de comportement d’un tel capitalisme est décrite avec force dans « Impérialisme… » : essayer de maintenir le taux de profit intérieur au-dessus du niveau « naturel » en exportant du capital vers colonies, visant à contrôler la main-d’œuvre et les ressources bon marché, et se heurtant probablement à des luttes et des conflits avec d’autres capitalismes nationaux monopolisés. Il s’agit donc bel et bien du modus operandi normal du capitalisme – selon Schumpeter.
L’affirmation selon laquelle une concurrence parfaite et le libre-échange seraient incompatibles avec l’impérialisme devient vraiment incohérente et hors de propos : même si l’affirmation est valable, elle se réfère à un cas d’école du capitalisme qui, nous dit Schumpeter, est voué à perdre et à céder à un capitalisme monopolistique innovant.
Mettre ces deux éléments ensemble nous donne alors une théorie de l’impérialisme reformulée de Schumpeter qui se rapproche excessivement, voire est pratiquement identique, même dans son accent sur le faible taux de rendement intérieur, aux théories marxistes classiques de l’impérialisme. La question de savoir si Schumpeter serait consterné ou s’il en était peut-être conscient n’est pertinente que pour la petite histoire. Mais il me semble que la proximité logique des deux théories ne peut ainsi être niée.
S. Ecorce : Prof de neurobiologie ICM SALPETRIERE, coresponsable plateforme de financement neurocytolab, écrivain.