[Chronique] Henri Abril, Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, par Christophe Stolowicki

janvier 15, 2021
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[Chronique] Henri Abril, Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, par Christophe Stolowicki

Henri Abril, Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, Z4 éditions, novembre 2020, 200 pages, 16 €, ISBN : 978-2-38113-030-9. [Autres chroniques de Christophe Stolowicki sur Henri Abril : Byzance, le sexe de l’utopie ; Intime étymon]

 

Soit quintils bancroches, un cinquième vers non rimé – quand les quatre autres accordent leurs bouts en richissimes, savantes, insolites, improbables paronomases – se baladant capricieusement dans la strophe, y insinuant, réparant le péché originel, « piqûre de rappel » de prose, ver entré dans la pomme, péché rédempteur. Selon sa place introduisant la faute consubstantielle ou la chute – dans la pure pensée, esseulée de sa musique natale. Comble de raffinement d’un serpent au paradis. À lire lentement pour que ses sucs s’imprègnent et subtilités se détachent.

La construction déchiquetée sévèrement suprématiste de Malévitch en couverture, « carré noir abstrait » décliné en aéronef,  évoque bien ce quintil bancal.

Comme « chante » rime avec « changeantes », « trace » avec « défroisse », « se desserre » avec  « bouc émissaire », « amandier » avec « mendier » – « apocalypse » et « éclipse », « consentante » et « ventre » (d’une consonne égarée raclant l’humus), « babillage de l’après-Babel » et « chair rebelle », « traînée de sel » et « se descellent » descellent plus de plaques tectoniques que La critique de la raison pure. Quand « discorde » rime avec « ordre », « rétracte » avec « débâcle », « détresse avec « ite missa est », « est-ce » avec « caresse », « masses » avec « contumace », « le nombre π » avec « expie », « choses » avec « holocauste » – la rime retorse, pot-pourri de phonèmes, d’accord masqué, musqué, voire muscadin, traduction elle-même, de sa flèche empennée traverse notre continent, le remonte en boustrophédon de sa herse ; que « Serments […] sermons […] sarments […] sereinement […] serrements » desserrant l’anaphore en « solo existentiel », un hymne à la poésie en dessille, en célèbre l’hymen – allitérations et approximations brassées à trope que veux-tu, « au réveil il sera toujours midi ».

Quand « siècles tristes » répond à « interminable aoriste », monte le temps du sans frontières temporelles (l’étymologie d’a-oriste) que le français de son passé défini définit si bien.

À quatre strophes par double page, de senestre à dextre s’organisant bientôt entre soi et les autres (titre de Ronald Laing, l’antipsychiatre poète), justifiées à gauche ou droite et centrées rarement, à vers parfois penchés ou montants pour dire l’espace-temps ou le « destin » ou le redresser. Mais comme « après-coup » d’une vie : « l’avant-goût / de tes seins […] / l’avant-souffle des voix vouées aux fournaises / l’avant-demain, l’avant-destin qui après-coup / donne à notre vie son véritable leitmotiv ». Ou l’avant-scène et la coulisse, celle qui coule hisse nos vies à étiage de lire, « entre la mort grave et nos vies suraiguës ».

Teste âme en terre. Si la mort n’existait pas, il faudrait l’inventer : « mourir ainsi que dansent / sur le seuil de la vie les engoulevents » ; « ne sachant de la mort que sa tendre morsure ».

J’ai rarement rien lu d’aussi beau, fêlé à point, d’une splendeur éteinte et ravivée d’âme, de plus pure impure et sophistiquée de hauts fonds poésie. Claudicante et bosselée et plus éclatante que les vers pairs & fils de la dicible nuit. De langue tortue, entortillée et dénouant les liens gordiens, tranchant l’alien en nous. Il heurte que, traducteur connu de poètes russes récents, ce poète soit méconnu.

Rhapsodie caudine, passée sous les fourches et cependant fourchue de joyaux, si fort chue et relevée de tout péché originel. Si riche en langue, si nourrie de langues, dix ou quinze peut-être lues couramment où l’universel sommeille, de traduction consubstantielle. Dans son creuset coulent le plomb fondu et le vermeil ocreux au creux du plein où le plein demeure. Sa magnificence passée par les verges d’un millénaire ou deux. Rebondissant de langue en langue de Babel où le bât blesse jusqu’à la nôtre, de franchise première.

Peut-on traduire la poésie ? Rien n’appelle la traduction comme la poésie.

Dans cette fantasmagorie slave que les labiales enchantent, que les dorsales, les vertébrales tout en esquilles brisent, Homère et l’amer biblique se font écho au travers d’une théorie de poètes, certains contemporains, inconnus ou célèbres, principalement russes, nombreux de génie espagnol, les deux pôles de l’auteur qui se partage entre la Moscovie l’hiver et son antipode ibérique en été.

En contraste de cette sophistication extrême où le sens pressenti se dérobe, disparaît ou clignote, un vers parfois d’un simple souple clarté : « le ciel aujourd’hui stagne comme un étang ».

Car ce ne sont pas jeux gratuits, « la dyspnée des mots [non sans] incidence ». Parlant de soi à toutes les personnes de son singulier débordant au pluriel, voilà que d’un moine méconnu du douzième siècle épris de passé c’est je. Quand il claudique ainsi que Monk, ses grappes de vers raturent d’une métaphysique notre horizon. À « la surface visible […] de l’instant » « jetés aux orties les décalogues », « à mi-chemin entre l’être et l’étant » une subtilité ontologique substantive au micron près.

La poétique prise non au sérieux mais au tragique, la poétique transe en dentales. Oui, la grande poétique, non la philosophie héroïque de Nietzsche. Poétique dont nous saisit l’exorde, dont « au rire vif-argent des fatums non-subis » nous tient en gésine la péroraison. Celle d’un poète juif  qui « ne conna[ît] pas d’autre diaspora / que celle des noms semés dans le sable », « qui de la Kabbale a absorbé miel et fiel » rimant avec « fidèle », « doublement apostat » de tous ses préfixes (« retôt », « revif ») dévoyés de langue en langue ; d’un traducteur viscéral  « tordant les mots élimés comme un linge » ; à l’autre fin d’un espace-temps délassant d’approximations la corde d’emblée tendue à l’extrême en sextines et villanelles.  Rendu l’espace-temps par son mode expiratoire.    

Dans « le vibrato iambique d’un coït » la métaphore étend ses antennes sur les millénaires. À opposer aux légions d’assis « de n’avoir fait l’amour aux mots qu’avec une aile / au lieu de briser l’échine à tous les signifiants ». Leçon du génie slave, non le moi n’est pas haïssable, il est seulement universel, omniprésent – et superflu.

Ode à tous les méconnus, aux deux pôles de son espace lingual, que d’une astérisque sana appel de note Abril dépose en bas d’une page de droite, de « Juana Inès de la Cruz (1644 – 1695), religieuse et poétesse mexicaine » à « Grażyna Chrostowska, morte au camp de R. en 1942 », entre cinquante. Aux deux pendus dépendus célèbres à la tour abolie et tant appelant Noël qu’il vient, à ceux aussi tel Tristan Corbière passés de peu entre les mailles de l’effiloché. Le retour décisif de Sisyphe se répétant de génération en génération.

Une explication : « On l’avait remisé à droite de la gauche / parce qu’il lui manquait la rage solidaire […] / à gauche de la droite […] chaque fois que l’avenir se déboîte » – pur poète, méconnu parce que d’aucun parti.

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