[Chronique] Intime de Pierre Alferi

décembre 28, 2004
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] Intime de Pierre Alferi

La littérature de voyage est bien évidemment connue, déjà jouée, et même possède en France certains portes drapeaux tel Nicolas Bouvier et son Usage du monde. Et pourtant, la poésie, ne s’arrête pas à ce qui est déjà joué, mais par son travail de langue, elle se place en toute nécessité dans un rapport de mouvement et de témoignage du mouvement de celui qui parle, témoignage qui n’est aucunement seulement l’indexation des choses vues, comme on le fait avec les photographies de vacances, mais la lente diction parfois de cette intimité du déplacement.

 

Le dernier travail de Pierre Alferi, tout à la fois littéraire et vidéopoétique, justement se noue dans ce travail du témoignage du voyage. Recherche dans le trajet de la langue, non pas du familier, des repères ethnocentristes du déjà connu, car similaire à ce qui est familier, mais qui cherche « à dégager du sable » « des visages familiers », et à « les éclairer quand le vernis a bruni » (p.15).

En effet, Pierre Alferi, l’a déjà thématisé, la langue se donne poétiquement ou littérairement dans la transparence de phrases qui éclairent par leur nouveauté. Qui éclairent non pas d’abord et avant tout ce qui a lieu (relation d’adéquation de la représentation à son objet), ni non plus est claire au niveau de son intention (adéquation intentionnelle du texte à son projet), mais éclaire la langue dans sa rencontre en surface avec ce qui la travaille tout à la fois objet et intention. « La clarté est la capacité du langage à déployer, à mettre à plat ses propres possibilités : elle n’a lieu qu’en surface » (Chercher une phrase, Bourgois, 1991).
Intime, est tout à la fois, trace d’un périple, d’une traversée de lieu, de paysages qui se tressent dans les vers et les images de la vidéo, et de courtes lettres adressées à des anonymes, à des destinataires dont seule la qualité les nomme : cher relatif, chère attachée, chère lunatique, cher antiquaire, cher mentor … Intime est cette traversée de la langue qui sans autre complexité que d’anodines mentions, cherche à s’adresser, non plus à des personnes en particulier, mais sans doute à des caractères, à des tensions qui gouvernent l’homme, tout à la fois chacun d’entre nous et celui-là même qui nous adresse cette intimité du dire.
Ainsi cette intimité dont il nous parle, n’est pas celle du solipsisme, du noyau de soi pensé comme l’infragmentable monolithe de sa propre existence, mais, bien plus ontologiquement dans l’horizon d’Heidegger et sa définition des existantiaux fondamentaux, il pose l’intime dans la relation au jettement et au dire qui naît de ce déséquilibre constant et irrépressible de l’existence. « Seul je perds l’équilibre / je n’ai rien de plus intime / que d’être avec vous jeté / dans les rapides » (p.17). Déséquilibre qui trouve sa cohésion d’être par l’autre, par la liaison toujours nécessaire de ce « tu » qui se lie à « soi ». Les adresses prennent ici leur sens : chaque fragment de lieu se donne dans ces adresses. À son cher mentor, il parle de cette ville « très fréquentée / par les décalcomanies de notre espèce » (p.25). À la lunatique, il exprime le caractère duelle de la ville quant à sa géographie d’eau : « c’est une ville d’eaux vives / coupés en deux », caractère duel qui peu à peu se propage dans les associations nominales, celles-ci renvoyant à des oxymores : « gare de nécessité / gare de vertu », « transport amoureux immobile » (p.19).

Ce déséquilibre du trajet était déjà présent dans l’œuvre d’Alferi, dès Le chemin familier du poisson combatif (POL, 1992), où il pouvait poser que « cheminant, c’est-à-dire inventant son chemin comme suivi ou le suivant comme inventé » (p.27) définissait le TRAIT HATIF SINUEUX. Le déséquilibre, comme il l’indiquait alors n’était pas de l’ordre de la vue, mais du tactile, du touché, de la contingence. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans ce travail entre littérature et vidéo, ne pas soumettre le déséquilibre à la loi de la vue, mais du touché. De ce qui se touche en soi quand, à la fois on touche et on est touché par ce qui nous rencontre. Car comme il l’énonçait, « la vue est ce piège de la solide présence » (p.90). La vue renvoie à une sorte de stabilité du voir face aux choses vues, alors que le touché est variation infinie du sentir dans sa liaison au sensible. C’est pour cela qu’il pouvait dire que « voici la seule version habitable du corps : retourné comme un gant » (p.60). Le corps non plus pensé comme un sentir intérieur, sensation conçue comme sans porte ni fenêtre, mais sentir qui n’est que cette lisière en surface de corps et de langue (c’est-à-dire dans sa manière d’apparaître par sa syntaxe et ses régimes nominaux et verbaux).

Intime se présente alors comme le témoignage tactile de ce qui touche aussi bien au niveau de la phrase que de l’image. Les phrases du court texte sont tout à la fois simples, de brèves annotations qui impliquent une adresse à un tempérament, mais qui sont gouvernées en elles-mêmes par une suspension constante. Cette suspension n’est pas celle de la limite du langage face à ce qu’il y aurait à dire ; car extérieur au problématique de la modernité, Alferi ne pense pas que la langue ait à rechercher, par une mimésis de second degré, à représenter l’insondable qui provoquerait l’abîme de la langue face à l’indicible. Loin de cette perspective, l’instable de la langue est la chose même témoignée, à savoir la syntaxe de l’instable de la langue qui se suspend à elle-même. Ce déséquilibre propre à la langue est redoublée par les dessins qui viennent faire front au texte, non pas l’illustrer mais le toucher, l’interroger. En effet comme la quatrième de couverture l’exprime : « Intime peut-être considéré comme le scénario du film de Pierre Alferi ». Scénario à la fois visuelle et textuelle, dont nous pouvons voir l’incarnation dans le Cdrom Panoptic, un panorama de la poésie contemporaine, édité de même par Inventaire/invention.

Le témoignage n’est ni fiction, ni objectivité, il est ce qui, à la fois est la nécessaire présence vécue et articulée d’un sujet et d’autre part sa possible errance de jugement, la possible péripétie d’une déformation imperceptible qui hanterait la trace. L’intime ne peut se donner sans doute que là, dans cette possibilité de ne pas se rencontrer, de ne pas se reconnaître à travers le témoignage donné aussi bien à la chère voisine qu’au cher créancier. « Es-tu si sûre / qu’on se reconnaîtra » (p.31) demande-t-il à l’intime dans sa dernière adresse. En effet, faut-il attendre de se retrouver pour être lié ? Comme en écho, le dessin et le plan dans la vidéo, renvoie à des chaînes. L’intime, toujours déjà là, dans le déport de soi et la rencontre du monde. L’intime non pas dans la présence absolue de soi, mais dans cette différance constitutive de l’existence, cette instabilité qui ne n’apparaît qu’au touché de la trace propre au mouvement.
« le rythme reste en disparaissant, non dans une transparence, une vision du dehors, mais au contraire dans une clarté opaque et résistante, une pure surface : dans l’impression. » (Chercher une phrase, p.62)

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Philippe Boisnard

Co-Fondateur de Libr-critique.com. Professeur de Cinéma en supérieur. Artiste numérique.

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