[Chronique] François Crosnier, Mots aimantés par le silence (sur Serge Nunez Tolin, L’exercice du silence)

décembre 10, 2020
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] François Crosnier, Mots aimantés par le silence (sur Serge Nunez Tolin, L’exercice du silence)

Serge Núñez Tolin, L’exercice du silence, Le Cadran ligné, Saint-Clément (19), septembre 2020, 68 pages, 14 €, ISBN : 978-2-9543696-2-7.

Le beau livre de Serge Núñez Tolin (né en 1961) porte en exergue cet aveu de l’auteur :

Aussi loin que je remonte dans mon souvenir, je ne connais pas un moment où j’ai pu être en accord complet avec la nécessité de parler, où je n’ai voulu, à chaque mot, le silence. Je ne peux démêler ce nœud : peser pour l’un, peser pour l’autre, constant échec de l’un et de l’autre. 

Cette tension entre parole et silence (il n’est pas indifférent qu’une référence du livre soit Louis-René des Forêts) structure l’ensemble du recueil et le place sous le signe de l’impossible et de l’échec. Mais il serait réducteur de s’en tenir là et d’omettre la dimension, indiquée dès le titre, de l’exercice. Celle-ci produit des effets de style qui ne peuvent que frapper le lecteur : l’implication personnelle attestée par le « Je » ; l’abondance de verbes à l’infinitif, à valeur de programmes que l’auteur se donne à lui-même ; l’attention aux détails ; le ressassement des mots et des thèmes comme mode de production du recueil ; enfin – même si plus discrète – l’adoption de la forme du récit :

J’avance vers ce point où fuit mon récit, conduit (…) vers le fond percé de ma propre histoire 

Récit dont la source s’alimente d’ailleurs à une béance dont on ne saura rien :

Tout tourne en rond dans mon esprit autour d’un mot qui n’a jamais été complètement dit. Aujourd’hui je m’attache au mot qui ne demande pas à être dit.

 

Dès lors, une poésie qu’on pourrait au premier abord croire désincarnée, d’une abstraction à la Blanchot, se révèle, à une lecture attentive, très concrète dans son économie de moyens :

 Les choses ont trouvé la forme pauvre qui leur convient

« L’organe du silence », c’est la vue, à travers laquelle les choses sont appréhendées et l’attention fixée : 

L’œil trouve devant soi un silence à respirer (…)

Se laisser posséder par la vue, en être tout entier l’organe. 

Les exemples (« expressions du silence ») sont pris dans la vie quotidienne la plus banale : un alignement de flacons et de bouteilles, un merle qui traverse le jardin, un écureuil qui file près de l’homme assis à la table de travail, un caillou tenu en main puis abandonné. 

J’ai appauvri ma langue et vidé la pensée. Il me reste quelques mots et deux ou trois images. Je suis une chose immobile où il n’y a pas de silence  

Un idéal de pauvreté, de dénuement, d’attente : 

Presque rien en somme, feuille de papier dans le brouillon des mots, crayon abandonné sur la table 

Mes doigts retracent les cernes du bois et s’arrêtent à ses nœuds : s’absorber ainsi dans la simplicité du toucher 

 

On songe parfois à Michaux (cité en exergue), ainsi dans ce vers :

Lenteur, encore ralentie, qui n’est plus le mouvement, sans être l’arrêt : vue révélée à elle-même 

La référence à Morandi, dans le poème Trouver en nous la force d’apparition du réel …, donne, selon moi, une clé de la genèse du livre. Comme les toiles de Morandi sont le produit de « l’infusion des choses dans l’espace qui les environne », le texte que nous avons sous les yeux est le produit du

Silence insinué dans les mots qui bientôt apparaît comme leur cause 

 Luigi Ghirri, Atelier de Giorgio Morandi, photographie 1970

Finalement, L’exercice du silence prend l’aspect d’un art poétique impossible : impossibilité d’ajuster le regard avec les choses, parallèle avec la jouissance (« comble introuvable ») et d’un projet d’ascèse à la manière du Flaubert de la Tentation (« être la matière ») sous la variante ici énoncée : « donner la réplique au silence ».

Serge Núñez Tolin, 1991

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