[Texte] Yves Charnet, Journal de la désolitude (2)

[Texte] Yves Charnet, Journal de la désolitude (2)

novembre 17, 2023
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[Texte] Yves Charnet, Journal de la désolitude (2)

Toulouse, 03 octobre 2023.

Retourner à Pasolini.

Je suis un homme ancien, qui a lu les classiques, qui a récolté les raisins dans la vigne, qui a contemplé le lever et le coucher du soleil sur les champs. Je ne sais donc pas quoi faire d’un monde créé par la violence, par la nécessité de la production et de la consommation. Je déteste tout de ce monde : la précipitation, le bruit, la vulgarité, l’arrivisme… Je suis un homme qui préfère perdre plutôt que de gagner par des manières déloyales et impitoyables. Et la beauté c’est que j’ai l’effronterie de défendre cette culpabilité, de la considérer comme une vertu. 

 

Toulouse, 04 octobre 2023.

Il va donc falloir vivre avec ça. L’épreuve de l’impensable comme en plus. Ce furent, ce matin, les premières images. Entre dormir & réveil. Elles m’étaient tombées dessus la veille. Au moment de tomber de sommeil. Je trompe souvent l’angoisse du coucher en surfant une dernière fois sur Internet. Une dernière fois après la dernière. Je suis allongé. Dans le petit lit à une place. La possession me prend. Mon cercueil préparatoire. Je suis dans le noir. La lumière blafarde de l’écran. Je m’use les yeux. Petite ruse en cachette de personne. Et soudain c’est lui. Sur cette video. Il joue du piano. Dans une salle du musée Grévin. Il y a des bougies partout. Tout autour du grand piano noir. Il improvise sur des musiques du chanteur Christophe. Avec ces mouvements de la tête & du torse que je connais par corps. La performance date d’il y a une bonne dizaine de jours. L’avalanche de compliments sous ce post ; un commentaire élogieux de sa sœur. Ils ont vraiment fait une croix sur moi. Père raturé, page arrachée. J’ai du mal à le croire. Et pourtant. Il y a de la colère. Dans la façon de me lever. Je m’extirpe du lit. Pour échapper au retour de ces maudites images. Elles me font trop mal. L’abandon, la blessure. C’était ma hantise. Avant le 21 juillet dernier. Un jour je ne verrai plus ce qu’ils font. Mes deux enfants. Un jour je n’assisterai plus aux concerts de mon fils. Aux représentations de ma fille. Je serai six pieds sous terre. Un peu de cendre dans une urne. Je ne pourrai plus rien savoir. Des grands moments de leur carrière. C’était ça qui me faisait de la peine. En pensant à mon passage de vie à trépas. C’est comme s’ils avaient fait rentrer la mort. En avance dans les arènes du Temps. C’est comme s’ils avaient ouvert la porte de ce toril. Pour libérer beaucoup plus tôt que prévu ce monstre destiné à m’encorner brutalement.

Tellement abracadabranque.

Il y a une autre photo. Le petit pianiste disque d’or pour son travail sur les deux derniers albums du chanteur des Paradis perdus. D’être soudain privé de ces joies me paraît encore plus injuste que déchirant. Une telle annulation de mon adoration. Il savait combien j’aimais être à ses côtés dans ces cas-là. Dans la salle, dans les loges. Je prenais un train. Un hôtel. Je venais. Pareil pour les pièces de sa sœur. Je ne leur ai jamais manqué. Pas une fois. Je les invitais. Bien sûr au restaurant. Ce renversement est tellement incompréhensible. Tellement abracadabranque. Je mettrai longtemps à les chasser de mes yeux. Ces fichues images. Je m’attardais plus que de coutume au bureau du professeur Charnet. Jusqu’à presque huit heures du soir. J’essayerai de tuer ma peine. En travaillant. C’est fait pour ça. Les réunions, les courriels, les rendez-vous. Je tombe de sommeil. En écrivant ces lignes. Il est bientôt 23 heures. Je vais aller me coucher. M’abrutir dans le noir de la petite chambre. J’écouterai des conneries à la radio. Bruit de fond jusqu’à dormir. Je suis comme tous les innocents. Dans une incrédulité stupéfaite. Je ne sais toujours pas ce que j’ai fait. Pour mériter ça. J’aurai passé mon existence à me sentir coupable de crimes imaginaires. De fautes fantasmées. Et puis voilà que c’est la première décision d’adulte prise par ces deux enfants. Ma condamnation à mort. C’est la peine capitale. Plus de père. C’est l’inculpation maximum. Le bannissement. Tous les mots ne veulent plus rien dire. De la charpie de charabia. Je ferai mieux d’aller pioncer. Dans une hébétude abattue. Je me sens comme un dissident arbitrairement arrêté par la police d’un état totalitaire. Et déporté dans l’Oubli comme dans la première Sibérie venue. Ça n’a ni queue ni tête. Décidément la vie. Ils disent sur Franceinfo que c’est une véritable soirée de cauchemar pour le PSG. Battu 4 – 1 sur la pelouse de Newcastle. Il n’a même pas marqué un but de tout le match. Mbappé, soudain, méconnaissable. J’ai longtemps pensé que c’est ce qu’il y avait eu de pire. L’enfance sans père. Mais il y aura donc mieux dans le pire. La vieillesse sans les enfants. Il y a des soirs où je ne peux plus la voir en peinture. Mon existence échelonnée le long des dates. Des soirs à déchirer toutes les putains de pages de mon album à rebours. L’abandon est une catapulte. Me voici brutalement propulsé de l’autre côté de la bordure. C’est une amère patrie. L’exil à l’intérieur de soi. J’habite l’absence. Ce pays sans pays. La crécelle des formules me précède à chaque pas. Comme un pestiféré dans les rues de ma mélancolie.

 

Toulouse, 05 octobre 2023. 

Les livres qui savent où ils vont n’arrivent nulle part.

Rien de plus aveuglé que mes proses du père.

 

Eymet, 06 octobre 2023.

Je suis venu me réfugier pendant quelques jours. Dans la maison d’Eugénie. Elle ne se refermera plus. Cette blessure. Le blues m’accompagne partout depuis le 21 juillet. Comme une sonorité bleue qui proviendrait des murs. La cicatrisation ne se fait pas. Dans ce Journal balafré. Un jour vient toujours qu’elle n’est plus qu’une brûlure. La chair de notre existence à vif. Il faut faire avec ce quotidien désaffecté. Ce qui reste de. C’est la définition de la poésie selon Franck Venaille. La griffure des fragments. Il s’agit de le restituer dans une écriture fracturée. Le caractère heurté, déchiré, de toute fiction. Elles n’en finissent plus de hachurer chaque page. Les ratures de nos histoires illisibles. Et la fiction de soi n’est pas la moins en lambeaux. Loques de notre double interloqué. Les défuntes années font, le soir venu, tourner leurs robes. Leurs robes surannées sur un balcon de hasard. Je jette un regard vide par la fenêtre. En écrivant ces lignes sur mon carnet. Les maisons de l’amitié la contiennent pendant quelques jours. Ma douleur. Le ciel est triste et beau. Comme un grand reposoir.

Eymet, 07 octobre 2023.

J’ai cette monstrueuse obstination. Des acharnés.

Je continue de les faire chanter malgré tout. Les restes d’une vie bousillée. Il est plus sombre que celui du fils bâtard. Le blues du père blousé. Le temps n’est plus qu’un bazar de jours entassés en vrac. Une ribambelle de remembrances embrouillées. Il y a trop de fenêtres en deuil. Dans notre barraque aux portes refermées sur le vide. Il ne poussera plus que des orties. Dans la cour de mon cœur inoccupé. Il n’y a rien de plus glacé. Que les baisers dans la glace de nos souvenirs. Nul ange ne tiendra plus dans sa main un lange. Oh ! nos berceaux renversés. Notre mémoire est comme un tombeau. Profané par des pillards en ribote. Elles finissent toujours par rimer avec ténèbres. Toutes nos strophes funèbres. Nous n’avons plus de David. Et plus de Saül. Un gitan le murmure sur sa corde brisée. Le psaume des âmes veuves. Il n’y a plus de prière. Et plus de pourquoi. Elle reste la fille des nuits pensives. Cette tristesse tisonnant la cendre de nos vies manquées. Plus rien ne fait mûrir. Nos cœurs désaccordés.

Eymet, 08 octobre 2023.

Les visiteurs du noir.

Je venais d’assister au concert d’adieu. Serge Lama sur la scène de l’Olympia mais aussi du Grand Rex & de Pleyel. J’étais parmi les premiers rangs. Confortablement assis, sur un fauteuil bien placé. Mais j’étais aussi derrière le rideau rouge. Avec ma mère & Luana. J’avais embrassé le chanteur dans sa loge. Charles Aznavour, Alain Delon, Daniel Guichard, Pierre Arditi. Les célébrités se bousculaient. Embrassades & champagne dans la loge. J’étais avec ma fille. Avec le comédien Arnaud Agnel. Je ne sais plus dans quelles coulisses s’était planqué mon petit pianiste de fils. Arnaud avait parfois la tête de mon ami cantologue. Le doyen Stéphane Hirschi. J’avais sans doute trop bu. Flûtes à volonté. C’était le préféré du chanteur. Ce grand cru rosé. Serge avait été sublime. Pour le dernier gala de sa carrière inégalable. Il les avait interprétés comme jamais. Des titres comme « L’enfant d’un autre », « La chanteuse à vingt ans », « Les ballons rouges ». Il avait déchiré nos cœurs avec « Je voudrais tant que tu sois là », « D’aventure en aventure ». Et, bien sûr, un bouleversant « Je suis malade » pour un final inoubliable. Les gens l’avaient acclamé debout. Après ce succès si fort. Je me souvenais de certains gestes de mains. D’intonations comme des coups de couteaux. Je prenais des notes. Dans mon carnet rouge. Je ne sais plus comment je me suis soudain retrouvé dehors. Au beau milieu de cette rue. Il y avait de nombreuses voitures de police. La lumière bleue de leurs sirènes dans une nuit d’hiver. Je ne me rappelle plus de quoi me parlait Stéphane Agnel. Arnaud Hirschi. Les enfants avaient disparu. Rentrés par leur propre moyen, sans doute. C’est alors que le bus a foncé. Sur nous. Il roulait à toute vitesse. Très lentement. Le chanteur Renaud conduisait. Son visage détruit par l’alcool. Ses mains tremblantes avaient du mal à tenir le volant. Séfanarno disparus à leur tour. Je reste tout seul. L’unique témoin de cette scène fantastique. Le bus fonce toujours. Sur Michel Sardou. Renaud va l’écraser. N’en faire qu’une bouillie. Le chanteur de « Mauvais homme » a les cheveux blancs. Une bonne bedaine de bedeau. Il fait un signe de la main. Au vieux Guy Bedos. Se métamorphose soudain. Costume vert, gros ceinturon, boucles noires. Il est une icône kitch. Sa dégaine de loubard des années 70. Il a son collier en dents de requin. Ou de crocodile. Il rigole. Comme ignorant du danger. Il est aussi grand que le camion. Ou presque. Il bloque le bus. Sa botte noire sur le pneu avant gauche. Renaud stoppe. Crissement des freins. Je me réveille. Le costume vert-bouteille de Michel Sardou ; son sourire goguenard. Je ne la reconnais pas tout de suite. La petite chambre d’ami dans la maison d’Eymet.

J’ai oublié d’écrire au chanteur hier. Pour la Saint-Serge.

Eymet, 09 octobre 2023.

Depuis samedi soir que, rentrant avec Eugénie d’une promenade autour du lac de l’Escourou, nous en avons découvert l’horreur, le « 11 septembre israëlien », perpétré avec une diabolique efficacité par les barbares terroristes du Hamas, me laisse sans voix. L’effroi devant la sauvagerie humaine, trop humaine. Et je préfère ne pas penser aux terrifiantes conséquences d’un acte de guerre qui, avec la rave-party transformée en charnier, contient même son Bataclan à ciel ouvert. – Tour d’écrou, chaque année plus asphyxiant, de notre époque emportée par la spirale du pire.

Toulouse, 10 octobre 2023.

Toujours sous le choc de l’attaque d’Israël par les massacreurs du Hamas. Atroces récits des survivants témoignant, dans une parole disloquée, de leur quotidien soudain ravagé par l’impensable. Cruauté toujours incroyable des êtres laissant le champ libre à leurs plus ténébreuses pulsions. Les terroristes font irruption dans l’univers de nos petites habitudes comme des épouvantails traversés par un inassouvissable désir de mort. Humains changés en bêtes sans compassion ; vampires en mal de chair inoffensive. Les proies les plus faibles font les trophées d’un abominable butin. Des vieilles dames, des gosses à peine sortis du berceau. Les moches, on les tue ; les bonnes on les garde ! Du destin des femmes selon l’optique proclamée par ces ravisseurs d’un islamisme mortifère. On pense aux héroïques Antigones croupissant dans les prisons iraniennes. D’avoir défendu leur sœur tuée pour une mèche de cheveu dépassant du voile. On pressent qu’il y a quelque chose de sans retour. Dans tout ce sang furieusement répandu. Les conséquences de notre samedi noir seront terribles. Encore imprévisibles à quelques heures de l’offensive terrestre, sans doute inévitable, de la part d’une armée israélienne si gravement humiliée par le désastre du 7 octobre. Pour ma génération l’Histoire est sortie de ses gonds le 11 septembre 2001. Tragique réplique vingt ans après. L’automne mijote toujours à 30°. Dans la ville martyrisée par M. Merah. On étouffe chaque jour davantage. Sous le soleil de Satan. Il est temps de relire Bernanos. Baudelaire & Bataille. Le Mal va s’en donner à cœur joie. Dans notre monde en bord d’abîme.

Toulouse, 11 octobre 2023. 

Il y a quatorze ans. Selon FB.

Les souvenirs sont coupants. Comme de lames de couteau. Je me souviens parfaitement de cette soirée. Le 10 octobre 2009.  Il n’a pas quinze ans. Mon petit pianiste. Nous sommes assis dans les premiers rangs. Vue fabuleuse sur la légende. Nous les voyons à presque les toucher. Les longues mains noires. Elles ont l’âge des notes pas encore jouées. Nous la voyons de profil. La fine moustache blanche. La légende du soir a l’élégance dépouillée des simples. La tranquille virtuosité des Maîtres. Le rythme fait la différence. Le swing sinon rien. Nous sommes englués dans la poisse de ce divorce. Le gamin & moi. Il n’y a pas si longtemps qu’il veut bien me revoir un peu. Mon fils, cet ange blessé. C’était encore pire que le départ de leur mère. Pire que la rupture avec l’amour fou de ma jeunesse. Je ne la souhaite à personne. Cette brutale défection des enfants. Je n’ai jamais compris comment certaines mères font ça. Convaincre nos mômes de partir avec elle. De ne plus voir leur père soudain tombé du piédestal. J’en paye sans doute encore le prix. Quinze ans après. C’est comme si les deux enfants redoublaient, après la tragique mort de Marie-Pierre, ce moment atroce dans ma vie. Cette décision empoisonnée de ne plus me calculer. Il faudrait pourtant bien les laisser en dehors de nos désamours. Les gamins nés de nos cœurs battant si fort. Ce furent mes chemins pour les retrouver. Le jazz, la corrida, le théâtre. J’allais écrire mes ruses. Mes tentatives désespérées.

C’était donc le jazz. Le soir du 20 octobre 2009.

Mon gosse vibre à chaque note. Son cerveau-clavier. Sa joie redouble la mienne. Son écoute électrisée. Il y a ce très vieux pianiste sur la scène. Et ce fiston hypnotisé dans la salle. Il applaudira si fort que la moustache noire lui décochera un sourire. Inoubliable clin d’œil en direction de la relève. Nous en reparlerons souvent. De ce moment de grâce. C’est comme une bénédiction. Le sourire de Hank Jones. C’est un de ces moments miraculeux où elles naissent. Les vocations pour la vie. La légende n’a plus qu’un an à vivre. Premières-dernières notes du jazz en personne. Elle avait regardé de toutes ses oreilles Art Tatum en 1943. Comme mon môme la légende ce soir-là. C’était un de ces moments où je ressentais dans toutes mes tripes que je faisais ce putain de job. Mon impossible boulot de père. Je n’avais jamais vu ça dans la vie. Pas une minute un père. J’improvisais. Reprenant tout à zéro. Mais je me disais que c’était ça. La transmission. Que c’est ça qui m’avait tant manqué. Un type qui m’amène voir un génie. Comme Hank Jones au sommet de son art. J’ai repensé à toutes ces bêtises. Tombant ce matin sur ce souvenir FB. C’est le plus ancien. En date du 11 octobre. Le type que je suis en octobre 2009 écrit avoir commencé, hier-soir, le festival Jazz sur son 31 par un merveilleux concert du pianiste Hank Jones en trio. En compagnie de son fils musicien. Joie pour joie. C’est un poignard. Cette joie quinze ans après. Tout est blues. Et fumée de fumée. Ça ferait un beau titre. Le sourire de Hank Jones. Mais ce n’est pas un roman à l’eau de rose. Mes proses du pire.

Toulouse, 12 octobre 2023.

Elles les regardent fascinées. Mes insomnies ces documentaires sur Delon.

Hier-nuit c’était le fameux entretien avec Frédéric Taddeï. Le Guépard face camera pendant une heure à Ce soir (ou jamais !). Cette nuit c’est Delon, cet inconnu. Le documentaire d’Arte. Je connais les réponses par cœur. Les questions. Je sais quand le Samouraï va sourire. Ses gestes de la main pour balayer la question. Ça m’a toujours aidé à tenir. De regarder comme ça mes rocs. Ils sont là depuis l’enfance. Raimu, Gabin, Ventura, Delon. Quand ça va vraiment très mal je retombe sur Delon. Le bel Alain ; le Solitaire du cinéma. Il n’est pas d’ici. Moi non plus. Je n’aime que les marginaux. Les intempestifs. Alain Delon dit que c’est un accident. Alain Delon. Que l’acteur a été placé sur une orbite. Plus qu’à s’y tenir. Il n’y a rien d’autre à faire. Que d’y rester. Qu’on est entraîné dans cette folie. Et puis d’un seul coup. On vous colle une étiquette. Un panneau autour du cou. Et vous êtes Delon. Que vous êtes obligé, du coup, de continuer à l’être. Obligé de jouer ce personnage. Qu’il faut le rester. Le demeurer. Parce que le public le veut comme ça. Vous aussi, d’une certaine façon. Que c’est la loi du genre. Ou du spectacle. Il ne sait pas. L’instinct, le flair des fauves. Ça finit par vous dépasser. Le vertige, parfois. Mais c’est un jeu. Au fond. C’est un jeu terrible. Une partie sans retour. Que c’est plus fort que vous. Plus vite que vous. Mais qu’au fond cette star de grand écran, ce demi-dieu au Japon, c’est toujours le petit garçon effaré. Ce gosse adopté qui jouait dans la cour de Fresnes. Qu’il a commencé de jouer là. Dans la cour de la prison, à Fresnes. Qu’il s’y connaît depuis sa petite enfance. En gendarme & en voleur ; en flic & en voyou. Qu’il n’a pas interprété pour rien un de mes rôles préférés. Celui du Gitan dans le film de José Giovanni. J’ai douze ans. En 1975. Je pleure longtemps. Dans la salle obscure à Nevers. Elle trouve ça ridicule. Ma mère. Delon se souvient encore du son de la salve. Encore dans ses oreilles la salve qui tua Laval le 15 octobre 1945. Il n’a pas de frères dans le fond. Rocco. Qu’il y aura toujours un mur. Un mur entre le monde & Delon. Ils n’ont qu’une fidélité, les fils surexposés. Leur enfance.

Toulouse, 13 octobre 2023.

Il est douze heures quinze. Depuis plusieurs heures.

Je ne saurai pas dire combien. Combien exactement. J’étais de retour dans mon bureau. Après ce travail, dans des conditions un peu rocambolesques, avec ma nouvelle assistante. Nous avancions sur la brochure. Les ateliers d’Arts & cultures pour la saison 23-24 en première & seconde année. Les choses étaient très compliquées ces derniers temps. Des problèmes institutionnels, mes retards personnels. Je pensais rester travailler l’après-midi sur le campus. Après une pause déjeuner. Tant qu’à griller au soleil par ces plus de 30° j’envisageais d’aller grignoter une grillade. Dans un sympathique restaurant pour carnivores, à quatre arrêts de bus. J’aime bien sa terrasse. Cette fausse impression d’être presque à la campagne. J’essayais de mettre un peu d’ordre. Dans le bordel de mes papiers. Je finissais de remplir le dossier de Stéphane Chomienne. Pour son recrutement dans mon équipe de vacataires. Je mis, sans même m’en rendre compte, la petite flèche sur le site du Monde. La seconde mort de Samuel Paty. Je m’inquiétais justement, ces derniers jours, de l’approche du troisième anniversaire de sa décapitation. Encore plus depuis les atrocités du Hamas en Israël et les premiers bombardements sur Gaza préparant la terrible Vengeance. Il fallait que je parle à quelqu’un. Absolument. Presque tout le monde était parti manger. Les couloirs étaient vides. Les bureaux fermés. J’allais voir dans notre salle des profs. Quelques collègues & des vacataires de langues. Je bredouillais la nouvelle. Défait. Je ne sais plus très bien ce que j’ai fait. Franceinfo au bureau. J’ai fini par rentrer. Franceinfo sur la péniche en vrac. J’ai mangé ce qui me tombait sous la main. Sans même m’asseoir. J’ai tenté d’attaquer le travail en retard. Impossible de me concentrer. Le Hamas avait fait de ce vendredi 13 une journée noire. Une journée mondiale du Djihad. Il y avait deux autres blessés graves. En plus du professeur assassiné. Franceinfo faisait semblant de parler d’attaque. D’attaque au couteau. Le jeune terroriste était fiché S. Comme d’habitude. Toute sa famille, d’origine tchétchène, barbotait dans le fondamentalisme salafiste. Une arnaque de plus au droit d’asile. Des associations s’étaient bien sûr opposées à l’expulsion de la tribu Mougouchkov en 2014. Le grand frère à la prison de la Santé, une première fois pour apologie du terrorisme et, la seconde, pour association de malfaiteurs terroristes. Jean-Luc Mélenchonte a du mal, ces derniers temps, à prononcer ces mots. Moi non plus. Ledit grand-frère se passait en boucle des vidéos d’assassinats mis en scène par Daech. Des chants de guerre dans son téléphone. Allons-y, égorgeons ! Le pantin sans âme qui nous tient lieu de président a fait, dans l’après-midi, un copier-coller de ses précédents discours sur des attentats semblables. Quasiment les mêmes mots mécaniques qu’après la décapitation de Samuel Paty. Plus tard dans la soirée le petit Gabriel, propulsé ministre de l’Éducation nationale, a répété que l’École de la République ne tremblerait pas. Croix de fer & langue de bois. C’est un collègue. L’enseignant poignardé à mort. Ses élèves semblaient l’adorer. 57 ans, agrégé de Lettres, admirateur de Truffaut & Gracq. C’est à sangloter de connerie. Mourir en martyr pour le Califat. 

 

Sarabande.

Il est 23 h 30 (d’après l’ordi). 12 h 15 dans ma tête morte.

Je ne sais pas pourquoi ces mots me viennent soudain. Stupeur & tremblements. Ça parle. Quelque part dans mon crâne. Ils ne nous lâcheront plus. Les chiens de l’enfer. Des kibboutz ont été transformés en autant d’Oradour. Samedi dernier, en Israël. Le pire met ses bottes de sept bombes. Horror, horror, horror. Elle n’est pas pour demain la veille. L’aurore. Nous avons gagné malgré nous ce billet à la tombola. Ce billet sans retour pour un voyage au bout de la nuit. J’ai voulu téléphoner à ma mère bien sûr… À midi quinze au bureau… Tu as vu Maman… Ce professeur à Arras… C’est un affreux… Un professeur de Lettres, comme moi… J’ai presque entendu sa voix… Sa façon, dans ces cas-là, de dire Mon Grand… C’est presque impensable… Dans des circonstances pareilles… Qu’ils ne cherchent même pas à parler à leur père… Les deux enfants… Ils sont partis très loin… Du côté noir de la filiation… Ils sont peut-être emportés dans la grande dérégulation du monde… Cette macabre sarabande qui va tous nous embringuer dans son orbite aberrante… Tout devient de plus en plus méconnaissable… Ma France, ma vie… Elles ne s’envolent plus des lèvres d’Éluard… Les colombes… C’était une si belle chanson de Jean Ferrat… « Ma France »… Il s’appelle Dominique Bernard… Le Samuel Paty d’Arras… Elle est plus loin que l’Inde et que la Chine… Aujourd’hui ma France…

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