[Chronique] Pierre Le Pillouër, Scènes d’esprit (un journal en vers), par Bruno Fern

[Chronique] Pierre Le Pillouër, Scènes d’esprit (un journal en vers), par Bruno Fern

mars 30, 2024
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[Chronique] Pierre Le Pillouër, Scènes d’esprit (un journal en vers), par Bruno Fern

Pierre Le Pillouër, Scènes d’esprit (un journal en vers), Éditions Fidel Anthelme X, Collection « La Motesta », hiver 2023-2024, 50 pages, 10 €, ISBN : 978-2-490300-25-9.

Le titre du dernier livre de Pierre Le Pillouër, TXTien historique et actuel animateur du site Sitaudis, indique d’emblée son partipris : le son peut avoir un sens, même et surtout en brouillant celui dit commun, et il s’agit pour l’écrivain d’en jouer par la mise en scène mentale d’un vécu – puisque journal il y a. Au passage, il ne faudrait pas oublier le mot vers dont la pratique ici, loin de celle lambda toujours étrangement qualifiée de libre (car où est la liberté quand le retour à la ligne se contente de suivre les pointillés de la grammaire fonctionnelle ?), se présente sous de multiples angles. D’abord grâce à la section rythmique, s’appuyant sur les anciens mètres régénérés (l’alexandrin en concurrence avec le décasyllabe) et d’autres coupes qui vont jusqu’à ne laisser qu’une seule lettre, la rendant imprononçable (n / e veux plus dissocier), et une majusculisation de certains e à ne pas considérer comme muets. Ensuite, par un travail sonore et sémantique (les deux faces étant évidemment liées) approfondi : rimes assurées plus ou moins acrobatiquement, aussi bien par des homophonies prolongées sur deux, voire trois syllabes (emprunt si pâle avec le principal), que confiées au lecteur lui-même (Alors je songe aux Anciens et au vide / Je songe aux métamorphoses et —), allitérations, paronomases et nombreuses autres figures qui attestent d’une approche matérialiste, ou sensuelle si vous préférez, de la langue.

Ces formes minutieusement calculées sont donc à la fois stables et en déséquilibre permanent, ambivalence qui coïncide avec au moins deux autres caractéristiques de ce livre. Primo, le mélange des registres lexicaux (échappant ainsi au « beau » langage poétique qui refait trop souvent surface ici ou là, l’habillage techno ne faisant pas le poème, contrairement à ce que certains affirment) et la variété des références, explicites ou en recourant à des détournements, de Hergé à Héraclite en passant par Racine, Proust, Hugo, Ponge, Jean Eustache, Ozu, Bunuel, Dali, etc. Secundo, la dimension autobiographique déclinée sous diverses facettes dont chacune pourrait correspondre à la livraison quotidienne de 2 à 7 vers, l’ensemble offrant une structure kaléidoscopique, éloignée de la prétendue unité du « moi » à laquelle on voudrait nous faire croire, notamment via le nombrilisme du développement personnel ou le culte d’une identité bien de chez nous.

Beaucoup de ces fragments, à l’énergie concentrée par le travail au corps de la langue, témoignent de la difficulté d’avoir un rapport « sain » avec le monde, dès l’enfance – et même avant elle (Des générations de taiseux) – où la réalité se montre déjà rugueuse entre La Mére (accent aigu) et Le Père qui n’était pas très pater / -nel non plus. Relations amoureuses (pareilles à la passante baudelairienne, des figures féminines traversent fugitivement le champ du poème : J’ai vu passer la Beauté en sens inverse), maladie et mort évoquées sans sombrer dans le pathos (Depuis mars 21 mes jours et mes vers sont / Comptés) apparaissent à intervalles réguliers dans cette profusion hétérogène qui constitue toute vie : Entre poreux et vaporeux / J’avance un peu peureux / Répétitif / Et peu heureux

La différence, pour Pierre Le Pillouër comme pour quelques autres (ceux que Jude Stéfan qualifiait dans Litanies du scribe de tous hommes divers bizarres mangés du grand vice), tient à cette addiction qu’est devenue pour lui l’écriture, c’est-à-dire à sa relation complexe avec elle puisque si Devenir un peu plus sain, un peu plus normal / C’est le but de ces vers quotidiens, des doutes persistent sur l’intérêt de l’entreprise : Brefs écrits cons et conquis sur le vide / Est-ce que je vous garde ? Est-ce que je vous vire ? Il y aurait au minimum une raison pour expliquer ces interrogations : l’espace irréductible entre ce qui est éprouvé (la plupart du temps obscurément, y compris dans la routine des jours) et ce que l’on peut en ‘tirer’ en écrivant. Même si l’auteur, heureusement pour nous, a choisi d’insister – car on ne sait jamais : Le mot est ce qui rend le monde moins moche ?

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