Tomasz Bąk, Canada, traduit du polonais par Michal Grabowski en collaboration avec Clément Llobet, Éditions LansKine, Collection « Ailleurs est aujourd’hui », octobre 2023, 79 pages, 16 €, ISBN 978-2-35963-116-6.
Avril, le vert agresse le gui. Dans les rayonnements UV
et dans l’ombre des parasites la rue Kamienna, Wrocław, Basse-Silésie
ressemble à Venice Beach, Los Angeles, Californie.
Ne serait-ce qu’un peu. Et moi je marche sur les dalles impaires du trottoir
« Crocodile », dont on vient de citer la première strophe à l’incipit « eliotien » apparaît comme une bonne introduction à la lecture du premier recueil de Tomasz Bąk, poète polonais né en 1991 (on peut l’entendre dire ses poèmes ici, par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=NmvRrdnp5zo).
Canada, paru en 2011 et qui vient de faire l’objet d’une édition bilingue extrêmement soignée chez LansKine, opère en effet dans les 29 poèmes rassemblés une tension permanente entre le local et l’universel, entre l’univers d’une culture mondialisée subie (les objets manufacturés en Chine, l’omniprésence des produits culturels étatsuniens comme Star Wars) et la résistance de qui est « nu et à personne », mais inscrit par la force des choses dans une polonité souvent ironique :
La Gloire de Silésie évolue dans la Gloire de Grande-Pologne
Cette oscillation – pour le dire vite – entre « Babylone » et « Wrocław » est extrêmement productive et fournit le thème fondamental sur lequel se greffent des thèmes secondaires (politique, musical, religieux…), lesquels répondent pour certains à une forme d’engagement et pour les autres à l’évocation d’un désespoir personnel.
Son caractère politique, le recueil le manifeste d’emblée et ce n’est pas la moindre des surprises pour le lecteur désaccoutumé d’une poésie dite « engagée », qui nous revient par l’Europe centrale, mais ici sans lourdeur et sans exclure le lyrisme. Ainsi, le poème « Les habitants de Kłodzko exigent la vérité sur la catastrophe de Smolensk ! » voit son titre très jdanovien subverti par son vers final quasi-surréaliste :
Le portable en intraveineuse salue avec un tuyau de trachéotomie.
La poésie de Bąk pourrait toutefois mieux se caractériser, me semble-t-il, par la métaphore de l’anémomètre, instrument de mesure de la vitesse du vent qui donne son titre à celui des poèmes qui interroge le plus la polonité contemporaine :
Pologne, Vérité, Contestation et Liberté,
Foi, Solidarité, Littérature et Emblème ;
Médias libres, Pouvoir respecté et Égalité devant la loi.
Ces grands mots sont traités de « bateaux en châtaigne » dont « l’autre face » n’est qu’
(…) Une blague sèche comme une châtaigne à la mi-avril ;
un pharisien revenant d’un voyage long comme son bras,
qui dépasse de la fenêtre de sa Lada Niva dernier cri ;
un Polonais de père et point barre sa mère.
On pourrait citer également les nombreuses allusions à la religion, ici traitée sur un mode parodique sans méchanceté, traduisant même une forme d’attachement aux vieilles images :
Hier, par exemple, j’ai failli percuter à vélo le St-Esprit.
Ça devait être lui, les colombes ordinaires n’ont pas cette blancheur céleste.
ou encore au football, manifestement l’une des passions de l’auteur qui se montre très informé dans ses allusions aux équipes nationales et aux rencontres européennes. Le glossaire figurant en annexe du livre permet aux béotiens sur la question (ainsi que sur certaines particularités de la vie polonaise) d’y voir un peu plus clair.
De même, le thème musical irrigue de nombreux poèmes et leur communique son beat. Celui qui dit « je » s’identifie ici clairement à un musicien, du Hip initial au funk léger [qui] flotte au-dessus du pavé.
Mais, outre l’impressionnante maîtrise, s’agissant d’un premier livre, des registres et des images, ce sont surtout les notations désespérées qui laissent leur empreinte dans l’esprit du lecteur, une fois le livre refermé. Elles vont de la situation de l’auteur dans l’univers :
Car si le monde est réellement un plateau en duralex
qui repose sur quatre crocodiles aiguisant leurs dents,
alors sur ce plateau je suis un cheveu. Sur ce plateau je suis
une cicatrice. Comme un fromage fondu à mort dans un micro-onde.
à l’évocation d’un amour malheureux :
C’est épouvantable. Il n’existait plus de bonnes raisons
d’aimer (…)
Le monde existait, existaient les femmes
et des quantités non-raisonnables d’alcool, Dieu, la mort et les plaisirs simples
dans un prétendu entre-temps. Et pourtant – nous ne nous aimons pas
et nos voisins n’ont absolument rien à nous reprocher.
Pourtant, dans un monde placé sous le signe du déchet, le poète conserve une fonction fertilisatrice et prophétique :
(…) Je suis ammonitrate,
je fertilise. Je transforme la terre d’autrui
en terre de personne – je sème, récolte,
la brise.
(…) Et là, songe que toi aussi tu peux être un présage.