[Chronique] Béatrice Douvre, La Passante de l’expérience, par Germain Tramier

septembre 17, 2020
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[Chronique] Béatrice Douvre, La Passante de l’expérience, par Germain Tramier

« Ce ne peut être que la fin de moi-même, en avançant »
Béatrice Douvre – 20 mars 1994
(Journal de Belfort, édition de La Coopérative, août 2019, 192 pages)

Les éditions de la Coopérative nous offrent la lecture d’un manuscrit inédit de Béatrice Douvre : Journal de Belfort. Ce texte recouvre les 6 derniers mois de la vie de l’autrice disparue en 1994, à 27 ans. Il s’agit d’un texte non-autorisé, c’est à dire n’ayant pas été revu par Douvre en vue d’une publication future. Ce fait est surtout valable pour la première partie intitulée Journal de Belfort, à l’écriture poétique particulièrement riche, matière brute, ressassée, non-remodelée. S’il est certain que ces pages dénotent une recherche profonde sur les images, l’écriture et les métaphores, néanmoins il ne fait aucun doute que Béatrice Douvre les aurait retravaillées.
La troisième partie du livre, Poèmes en proses, montre déjà le réinvestissement du journal, en vue d’en créer une suite poétique plus serrée, plus sûre – un autre exemple se trouve dans la première publication de ses œuvres, aux éditions Voix d’encre en l’an 2000. Journal de Belfort nous plonge donc dans la forge de l’autrice, lieu intime où germe la création et nous laisse lire aussi les fruits tardifs : les Poèmes en prose et les Derniers Poèmes. Si ce journal a fait dire à Juan Asensio : « je crains qu’il ne soit difficile d’en dire quoi que ce soit de juste et d’intelligent qui ne soit pas une explication maladroite et convenue » et si j’agrée à sa deuxième remarque : « la parole poétique est celle qui se suffit le plus amplement à elle-même », il me semble que le Journal de Belfort nécessite une tentative d’interprétation, même risquant la maladresse, au vu des nombreux thèmes qu’il explore.

La Passante du Péril

Une locution a déjà circulé pour qualifier Douvre, expression qui titre la deuxième partie du livre : Passante du péril : journal d’une anorexique. Si cette périphrase cerne la difficulté première (et source première) de son écriture : l’anorexie, le danger de mort, un détour par l’étymon latin permet d’enrichir sa profondeur : « péril » vient de periculum qui signifie « épreuve », « expérience », le mot lui-même dérive du verbe périor « éprouver », « expérimenter ». Béatrice Douvre se serait donc caractérisée comme la passante de l’expérience, ou de l’épreuve. C’est par la souffrance, le rejet, l’échec, la diversification des écritures (les expériences littéraires et corporelles dont témoigne le livre) qu’elle effectuerait sa traversée du monde. Cette locution annonce une écriture expérimentale : Journal de Belfort n’est pas un journal factuel, mais un recueil de proses, les Proses refondent le journal, Journal d’une anorexique présente une simplification de l’écriture, enfin les Derniers Poèmes répondent par l’apaisement (forcé, désiré, performatif ?) de l’ensemble qui les précède. Ce manuscrit décrit donc l’itinéraire douloureux d’une poétesse lors des derniers mois de sa vie, une traversée des ronces (le terme revient souvent et peut être associé au péril), pour arriver à l’aube dernière, nous le verrons.

           

L’anorexique

L’anorexie est un objet littéraire (à défaut de pouvoir en parler de manière médicale) complexe et porteur de sens qui dépasse de loin la seule souffrance psychologique. L’anorexique nie les besoins de son corps, qui éclipsent sa vie psychique et signalent sa part animale (biologique) :

« L’anorexique refuse d’incorporer ce qui lui a été donné avec trop d’amour, un amour qui, ne se préoccupant que du bon fonctionnement de son corps, ne répondait jamais à sa demande d’être. Elle s’acharne alors à détruire ce corps, objet de soins privilégiés aux dépends de son être (Ginette Raimbault, Caroline Eliacheff, Les Indomptables figures de l’anorexie). »

Ce refus peut se comprendre comme le désir de figer la transformation physique, le vieillissement, une forme d’ataraxie non plus émotionnelle mais physique : « J’ai adoré ma maigreur d’enfant, le sein creusé, la fesse absente, j’étais l’anorexique aux faims sauvages, l’animal rampant sur les tapis d’étoiles, l’ange imbécile sur un sol absolu. Mère me rapportait les nourritures du monde et je crachais dessus en pleurant (17 février 1994) ». L’enfance est terre regrettée de Douvre, précédant « l’adolescence hasardeuse », elle est le moment où les proportions du corps sont acceptables. La suite marque l’entrée dans le corps mâture, détesté : « Ses lèvres molles sur mon sexe m’ont fait pleurer, il ignorait mes larmes et se sauvait dans son plaisir (…), Ne me touche pas, je suis d’un autre monde, je suis bénie (11 mars 1994) ». Les images obsessionnelles d’anges et de statues montrent le désir de la cristallisation du corps (et du temps), tout comme un refus de l’acte charnel (qui rencontre l’asexualité) et par extension le don de naissance. Dans Journal de Belfort, les pierres suent, comme le corps qu’on voudrait d’argile, les anges hermaphrodites accompagnent l’acte d’écriture et l’objet de l’amour est inaccessible (Michel, la muse masculine, est homosexuel). Mais l’écriture tend vers le dépassement de ce refus de vivre, de la statufication du corps : « Je suis vierge de peau de roc, une taille sertie de vergers émeraudes, le doigt purulent de beauté et l’œil sec de perfection (25 février 1994) ». Cette lutte entre le pourrissement (signe paradoxal de ce qui vit, qui accepte de vivre) et la froidure des pierres existait déjà dans l’enfance « où les jardins pourrissent (23 février 1994) ». Ici, la putréfaction est belle, comme les yeux desséchés de perfection (l’organique et le minéral), Douvre vise, par l’écriture, à dépasser la simple beauté esthétique, le classicisme, la phrase limée, menteuse, le fixe, l’éternel, pour entrer dans un temps éphémère qui la dégoûte, domaine aqueux, déceptif mais réel. L’écriture s’en ressent : foisonnante, elle échappe dans cette partie aux tendance poétiques de son époque, qui ont parfois pu vouloir rejoindre l’épure et le resserrement. Au contraire, le flot est riche ; les mots ne sont jamais de trop pour décrire ce qu’elle ressent, les métaphores fonctionnent ou non, mais participent toutes à la nuanciation extrême de sa pensée ; elles se complètent, cernent par l’exploration ce que l’écriture concertée ne peut que réduire.

La terre étrangère

Refusant de se nourrir, ou refusant l’acte charnel, c’est aussi sa condition de femme que Douvre cherche à éviter. Le corps féminin, majoritairement décrit par des hommes, est pour elle un pays étranger, confisqué, qu’il faut pourtant habiter, refleurir, nommer : « Foutre de fleurs, herbe irritée, géantes, je nage aux marécages et mon pays n’est pas le vôtre (3 mars 1994) ». Douvre refuse de laisser entrer l’homme, l’autre, celui qui la désire, dans cette terre : « Torrent d’eau gravide, j’ai des sueurs obscènes entre les cuisses, lorsqu’il m’embrasse, je suis femme et je meurs dans des parfums d’égouts (17 févier 1994) », pour elle son corps est « un exil habité parfois par la chair d’autrui (18 mars 1994) ». L’écriture du corps féminin par un regard féminin est apte à revivifier la littérature ; elle est, dans Journal de Belfort, une expérience balbutiante, un péril à tenter : « La verge arrête l’écriture, le vagin l’alimente, l’eau ruisselle dans l’encre et réconcilie les nuages (21 février 1994) ». Dans une formule antithétique, elle dit avoir « veiné le néant (9 mars 1994) », faire du néant un corps vivant, parcouru de vaisseaux sanguins, c’est faire de la statue d’argile de l’écriture, du corps anorexique, une forme d’être vivant, naissant au monde : « Je rêve un enfant pour le sexe ouvert à la vie et pour le placenta sanglant (12 février 1994) ».

La coloriste

La première partie du journal se termine par un rêve, un docteur demande à Béatrice et à sa cousine de dessiner une fleur. La cousine échoie de la fleur balbutiée, Douvre, elle, ne peut tracer les contours de la sienne (bleue) car « c’est en enfant aux doigts immenses qui l’a faite ». L’écriture hors-norme (dans tous les sens) rejoint ici les ailes de l’albatros de Baudelaire. L’expression juste, totale, est rendue impossible par l’exigence personnelle qui dépasse la seule forme, touche à la spiritualité, à la société. Les couleurs évoquées sont primaires ou forment des clairs-obscurs (autre visage de son écriture antithétique), et le soleil est le pôle heureux, lointain, fécondant de sa palette : « C’est mon amour pénombré dans la ville, courageux, l’avez-vous vu passé ? Il a du sel et des chemins sur le visage… un soleil bas tâché autour de la taille. » Dans Poèmes en prose, le thème du dessin d’enfant, naïf, permet de dire à la fois la simplicité vers laquelle tendra l’écriture, mais aussi son inachèvement : « Devant la feuille, l’herbe est des bâtons verts, drus, presque des arbres, sauf que les arbres ont un chapeau rond, incolore ». Après Journal de Belfort, c’est cette justesse nouvelle, plus serrée, qui marque un pas de plus sur son « chemin de ronces ». S’étant défaite du baroque, Douvre parvient à exprimer son déchirement avec des touches de couleur suffisantes, elle se rapproche par là de l’enfance. L’écriture peut alors être mise en rapport avec le dessin ou la peinture (les adjectifs de couleurs dominent souvent), les phrases sont des couches superposées, ajoutées, qui cherchent à exprimer, en les expérimentant, toutes les parties du monde :

         J’avais inventé la flûte, les couleurs
Dans l’eau du fleuve immense

La disparue

Après Journal d’une anorexique, plus factuel, sur les traitements hospitaliers que subissent les anorexiques, Douvre écrit une série de douze poèmes qui dénotent une accalmie de sa recherche poétique : Derniers Poèmes. Ici, elle ne cherche plus le printemps, mais l’hiver, une terre absolue, purifiée, de neige et de « comètes insoupçonnées ». Ces textes répondent à plusieurs poèmes du Journal ou des Proses, en les vidant de leur tension. Si autrefois, les grilles marquaient, au même titre que les pierres ou les ronces, le péril à franchir pour arriver de l’autre côté de l’existence, sur la terre commune de ceux qui ne sont pas effrayés par le réel, Douvre finit par y devenir indifférente :

               Mes mains glacées hier
Galaxies lasses
Maintenant les grilles des jardins m’indiffèrent

Elle va même jusqu’à nier la difficulté que fut le passage à l’adolescence :

                      Nous avons fait le geste
Simple de vieillir

ou :

            Nous avons construit notre logis
sur un escarpement de jours heureux

À quelques jours de sa mort (en juillet 1994), arrivée au bout du parcours, de son chemin de croix, d’épines, elle signifie ici la résolution de sa recherche. L’écriture comme le corps ont poussé l’expérience au dernier degré, jusqu’à des terres au calme dérangeant, ce « sol absolu », qui précède sa disparition.

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