[Chronique] Yves Buraud, Agonie-sous-Bois, par Fabrice Thumerel

juin 9, 2008
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[Chronique] Yves Buraud, Agonie-sous-Bois, par Fabrice Thumerel

Yves Buraud, Agonie-sous-Bois, Al dante, 2008, 128 pages, 17 €,  ISBN : 978-2-84761-995-9. [Commander aux Presses du réel pour 8,50 €]

Après Petit atlas urbain illustré (Al dante / Lignes, 2005), à quarante-quatre ans Yves Buraud poursuit son travail de réinvention du roman en créant une forme pluridimensionnelle pour rendre compte d’un monde spectacularisé-mondialisé.

« Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares » (Babeuf)

ORNI (Objet Réflexif Non Identifié / Objet Romanesque Non Identifié)

Cet Objet Réflexif Non Identifié va jusqu’à fournir ses outils intellectuels – sous la forme de deux courtes bibliographies savantes qui sont autant d’invitations à poursuivre la réflexion (p. 46 et 79) – comme son mode d’emploi. L’explicitation de son titre, tout d’abord : « A.-sous-Bois, surnommée par la suite Agonie-sous-Bois par les journalistes en mal de gros titres » (85). Sa définition / présentation, ensuite : « Agonie-sous-Bois se présente comme une fiction morcelée. Ce récit retrace toutes les étapes d’une agonie. L’agonie d’un individu non identifié, mort visiblement renversé sur la voie publique par un véhicule ayant pris la fuite. Parfaitement inconnu de tous les services de police et des gens du quartier, cet anonyme avait pour particularité d’être visiblement (la couleur) d’origine étrangère, ce qui déclencha dans ce « quartier sensible » une vive polémique entre quelques jeunes rassemblés parmi les badauds et les services de police venus secourir celui qu’en l’absence de témoins directs la population semblait considérer comme un habitant de leur cité » (6). À cette réflexion (méta-)textuelle – puisque délivrant le principe de fonctionnement du texte comme l’imitation de ses caractéristiques d’écriture – s’ajoutent ces mises en abyme fictionnelles (Dällenbach) que sont les deux jeux pratiqués dans la cité, le « jeu du commissariat » et le « jeu des cousins ». Un système de miroitements internes – au sein même du livre comme entre Agonie-sous-Bois et Petit atlas urbain illustré – achève d’en faire un objet autotélique.

Cet objet autonme qui offre une double lecture, à la fois syntagmatique et paradigmatique, est en fait régi par un mouvement de déterritorialisation / territorialisation, un jeu (dans les deux sens du terme) entre réel et virtuel, réalité et fiction. C’est ainsi qu’abondent les références à notre monde : on y retrouve des citations d’analystes divers, un lexique (« racaille », « nettoyer au kärcher ») et des faits abondamment rapportés et commentés par les médias en novembre 2005 (sur les événements d’Aulnay-sous-Bois, voir ci-dessous le document officiel du Centre d’analyse stratégique) ; la loi de solidarité et de renouvellement urbain (SRU) est mentionnée ; qui plus est, le rapport du peintre Utrillo à la ville d’Aulnay-sous-Bois est attesté et la topographie tripartite de la page 20 est conforme à celle présentée dans l’Enquête sur les violences urbaines. Comprendre les émeutes de novembre 2005 – d’où il ressort une assimilation digne d’un autre temps (celui où l’on voyait dans les « classes laborieuses » des « classes dangereuses ») : « quartiers populaires » = « quartiers à problèmes ». Cet ancrage est renforcé par un décryptage : la page 59 précise que le « ministre de la Police » dont il est sans cesse question est en vérité « ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, également chargé des cultes »…

Cependant, certaines déformations-recréations fonctionnent comme des signes de démarcation : « Francie », « Laréol », « groupe URP », « maire de Beau-Reuilly » dans les Hauts-de-Seine, « Crédit Cultuel »… Et si l’adjectif « françoise » nous ramène des siècles en arrière, le titre de « commissaire urbain », quant à lui, nous emmène en Afrique noire – où il désigne le premier magistrat de la cité. Ces effets de brouillage aboutissent logiquement à un antimonde, où sévit un expert en « désordres urbains » nommé Ernst Enberd, s’exerce l’emprise des « indices exonérateurs de voisinage » et où  résonnent les slogans publicitaires en faveur des Cahiers de la sécurité civile : « CSC, nous parlons tous le langage de la sécurité ! », « CSC, un monde de sécurité ! » (43 et 46)… Cet univers anti-utopique est matière à l’allégorie comme au genre de la science-fiction : « Les régions industrielles, développées et riches du continent américain se sont regroupées économiquement avec l’île des Chacun-pour-Soi et la montagne de Dallos. […] Elles sont voisines de l’archipel Précaire et de ses Compagnies carcérales […] » (41) ; « Dans les années 2010, le physiologiste John Carpenter émit l’hypothèse que certaines phases de l’agonie humaine présenteraient des caractéristiques similaires au sommeil paradoxal » (117).

De sorte que le lecteur oscille entre fictionnalisation et déréalisation, autonomisation fictionnelle (Agonie-sous-Bois est un autre monde, un antimonde) et distanciation critique (Agonie-sous-Bois est un monde autre, c’est-à-dire un Aulnay-sous-Bois devenu objet d’analyse). Ainsi le territoire buraldien est-il à la fois a-gone, agonal et agonique : monde qui, conçu à des fins modernes, est celui de la fin des temps urbains (au sens de « civilisés », bien entendu), espace sans frontières où l’angoisse et la mort font partie du jeu social. La territorialisation buraldienne s’effectue par la  constitution d’un objet romanesque pluridimensionnel. Lequel s’avère transgénérique, tout d’abord : se présentant comme un dictionnaire urbain, avec « Liste des abréviations », entrées classées par ordre alphabétique et subdivisées en rubriques, définitions, exemples, références bibliographiques et citations – vaste mosaïque citationnelle allant de Babeuf à Verlaine, en passant par Bachelard, Baudelaire, Boisnard, Daudet, Duhamel, Flaubert, Foucault, Hugo, Jankélévitch, Jelinek, Nizan, Picabia, Rivarol, Sollers ou Troyat -, Agonie-sous-Bois est également un dictionnaire des dées reçues qui intègre des images stylisées (n’oublions pas qu’Yves Buraud est affichiste, photographe et plasticien), des analyses et réflexions diverses, le texte d’une petite annonce, saynètes, descriptions et micro-récits sur le modèle du fait divers… Cet ORNI est encore polyphonique et polytonal, mêlant archaïsmes, argots et parlers officiels (langues journalistiques et scientifiques), pseudo-neutralité et humour, ironie, registres tragique et satirique.

Un objet documental poétique (ODP)

Cet objet qui conjugue réflexion et réflexivité se caractérise également par sa transversalité, ressortissant à des sphères distinctes : sociopolitique, économique, médiatique, historique, esthétique. C’est que ses matériaux de base ne sont rien moins que les sociolectes dominants (politique, journalistique, publicitaire) : ces représentations médiatiques usées sont reconfigurées pour donner de nouvelles formes documentaires. Tel est le type de (re)création que Franck Leibovici nomme poétique : le document poétique est une technologie intellectuelle qui procède au redécoupage modélisé et hétérogène du réel médiatiquement uniformisé (réalité spectaculaire uniforme) ; autrement dit, la transposition des discours et représentations dominants dans cet autre mode de présentation qu’est le dictionnaire permet un transfert paradigmatique qui met à nu la logique néo-libérale. Cette déconstruction / restructuration replace le processus événementiel (problèmes urbains et urbanistiques) dans le processus avènementiel du modèle ultra-libéral. Mais le retraitement des données brutes de l’actualité qui débouche sur la cartographie d’un univers totalitaire-sécuritaire ne constitue qu’un aspect de la dimension critique et créatrice ; l’autre est lié au mouvement d’input / output selon lequel les nouveaux usages documentaires vont en retour influer sur l’espace social contemporain. L’activité poétique se définit ainsi par le passage de la modélisation (schèmes virtuels) à l’actualisation (schèmes effectifs – « réels »). Par exemple, le concept dominant de « population flottante » en vient à désigner « de nombreux travailleurs ne représentant plus un avantage fiscal ou de possibilités d’exonération pour les entreprises… » (p. 89) – à être synonyme de « nul », de « zéro », de « sous-citoyen »… Un tel travail poétique est un autre moyen, sans doute plus efficace que le néo-lyrisme, de réaliser le vœu de Jean-Claude Pinson dans son dernier essai,  À Piatigorsk, sur la poésie : que la poésie redevienne un paradigme existentiel !

Nous sommes donc ici aux antipodes du réalisme illusionniste (Maupassant) : il n’est pas question « d’un texte fictionnel qui tenterait d’exhiber des signes génériques du documentaire afin de faire croire à une parole de vérité, mais, à l’inverse, à un texte empruntant des dispositifs fictionnels classiques pour réénoncer des paroles de vérité » (Des documents poétiques, p. 36). Au reste, par la fictionnalisation et l’inventoriage d’une nouvelle réalité socio-économique, le roman réaliste a réussi une opération de construction et de plus-value symbolique, retirant un bénéfice de sa contribution au déchiffrement d’un monde social dans lequel la littérature fait partie des biens culturels valorisés. Ici, en revanche, il s’agit d’une opération de résistance à la désymbolisation ambiante par le démontage / remontage critique d’un monde devenu fiction.

Comparons maintenant Agonie-sous-Bois à d’autres formes actuelles traitant des banlieues : les journaux extérieurs (ethnotextes) d’Annie Ernaux et le récit critique de Pierre Jourde, Carnets d’un voyageur zoulou dans les banlieues en feu (Gallimard, 2007). Si, dans les deux cas, le sujet écrivant apparaît comme transcendantal, celui de cet objet documental est lieu d’agencement des flux communicationnels. L’auteur, qui n’est plus source des  savoirs, mais, pour recontextualiser l’expression de La Fontaine, dépositaire infidèle des contenus informatifs et culturels, ne cherche plus à dévoiler une quelconque vérité au moyen de la parodie ou d’une ironie rhétorique-raisonneuse datant du XVIIIe siècle. (Si ironie il y a, elle est objectivée dans le montage critique des matériaux discursifs). Or, c’est dans cette tradition des Lumières que se situe Pierre Jourde dans ses Carnets. L’inversion des rôles (ce sont les habitants de Nubie, « vieille république d’Afrique », qui ont maille à partir avec des jeunes issus de l’immigration – en l’occurrence, ici, de jeunes Belges surnommés « geubs« ) permet à l’écrivain de recourir au bon vieux procédé du regard étranger afin de faire réfléchir sur l’état de notre bonne vieille France : « Le voyageur ne s’y retrouve pas plus lorsqu’il entend l’expression : jeune des quartiers sensibles. Une sensibilité particulière porte-t-elle au viol ? Lynche-t-on les homos par délicatesse ? Par susceptibilité ? » (18). Les interrogations faussement naïves ici, le discours rapporté ci-dessous n’ont d’autre but que de souligner des paradoxes qui peuvent aller jusqu’à l’absurde : « Il faut respecter les différences et les cultures. Après tout, si les femmes belges désirent être soumises, […] c’est leur droit. […] On ne voit pas au nom de quel impérialisme culturel les Nubiens leur refuseraient le droit à l’esclavage » (73-74). Le point de vue de Jourde est celui de l’ordre – narratif et moral. Profondément conservatrice, la perspective adoptée est symétriquement contraire à  celle d’Yves Buraud : il s’agit, non pas de défendre des minorités contre une puissance molaire, mais, au nom du droit et d’un moralisme humaniste, de fustiger la bien-pensance de gauche, d’opposer la responsabilisation à la victimisation, la fierté nationale à la repentance, et de mettre en garde contre les dangers d’une tolérance devenue molle permissivité…

On le voit, les outils fournis par la pensée postmoderne ont pris le relais de l’approche moderne – preuve, s’il en était besoin, que le critique doit sans cesse renouveler son appareillage théorique s’il veut se prémunir contre ce travers fréquent qui consiste à fonder son évaluation sur un horizon littéraire et intellectuel dépassé. C’est en ce sens qu’il nous faut relire ce paragraphe synthétique des Documents poétiques : « la question n’est plus celle de la transitivité ou de l’intransitivité, de l’autotélie ou de la référencialité, car les lignes de partage se tracent différemment : le document poétique est transitif parce qu’il est actif, c’est-à-dire traversé par des flux d’informations entrant et sortant (inputsoutputs), il ne cesse de convertir, traduire et reformuler des degrés de réalité hétérogènes internalisés, qu’il réexternalise ensuite ; parce qu’actif, le document poétique est intransitif, c’est-à-dire irrécupérable » (76).

Agencement critique urbain (ACU)

En fin de compte, Agonie-sous-Bois – dont les deux bibliographies signalées comportent des références sociologiques – est un objet documental poétique qui produit des effets sociographiques. Telle analyse sur les experts pourrait ainsi fort bien avoir été prélevée d’un livre de Bourdieu :  » C’est d’abord par leur activité auprès de la presse, des radios et des télévisions que les experts assurent l’efficience de leur discours. Leur succès auprès des responsables, des élus et des journalistes tient beaucoup au mode de présentation de leurs informations. À partir d’un questionnement essentiellement policier, ils délivrent des grilles d’analyse simples, carrées, qui donnent l’impression d’être le fruit d’une longue enquête de terrain ou d’une recherche de type universitaire » (45). On y trouve en outre le récit de vie, la perspective historique et l’enquête, qui sont précisément les outils du sociologue. Enfin, il est impossible de ne pas rapprocher ce dictionnaire urbain de l’Abécédaire critique entrepris par un collectif de sociologues sous la direction de Pascal Durand, Les Nouveaux Mots du pouvoir (Aden, Bruxelles, 2007), dont l’objectif est de s’appuyer sur une critique du langage et une approche généalogique pour dévoiler la violence symbolique sous-jacente à des termes ou catégories aussi connotés que « exclus », « issus de l’immigration », « jeunes », « quartier sensible », « tolérance zéro »…

Seulement, Agonie-sous-Bois est régi par l’invention, et non par l’objectivation : les outils sociologiques sont détournés de leur fonction heuristique première pour être intégrés dans la fiction. En particulier, le discours savant (lexicographique, médical, historique) est subverti par contamination. Par exemple, le télescopage des discours lexicographique et journalistique peut aboutir à une écriture métaphorique aux accents tragiques :

« Voir Également, gyrophares des forces de police, forces déjà sur place et se voyant brutalement reprocher d’être bien vite intervenues […].
Le feu du regard de l’inconnu, […] ses yeux, toupies oculaires qui lancent deux à deux des grenades visuelles dans l’espace alentour, […] regards qui semblent, en une incoordination très nette des mouvements oculaires, s’orbiter dans le vide. Vide où tournent, tournent, orange, bleus et rouges, les gyrophares des véhicules de police » (67-68).

Plus loin, on retrouve les mêmes éléments pour un point de vue décalé qui contraste avec la dramatisation médiatique : « Lors d’arrestations ou de simples contrôles d’identité, tous [les banlieusards] participent, sans le savoir, à la construction d’une image moderne et colorée qu’accentue l’éclat insistant des lumières et des gyrophares des véhicules de police, qui tournent, tournent, orange, bleus et rouges » (117). Et lorsque le fait divers convoque le discours médical, on tombe dans l’humour noir : « L’auteur et quelques témoins de la scène voient dans les difficultés à se mouvoir du blessé un signe avant-coureur de la rigidité cadavérique, ce qui, en réalité, est complètement subjectif et non scientifique. L’association Vivre sa mort témoigne du fait que, dans les situations douloureuses de ce type où l’on assiste impuissant à la mort d’une personne, l’autosuggestion des témoins fonctionne à plein […] » (109). Parfois la fantaisie bascule dans l’absurde, comme dans ce passage où l’entrelacement des isotopies religieuse, artistique et juridique peut se lire comme une critique de l’actuelle confusion axiologique/idéologique : « Un homme, sans permis de conduire et sans convictions religieuses, rêve de construire et de personnaliser un prototype de “voiture-poignard”, afin de commettre un attentat […]. Ses juges lui annoncent que son assassinat ne peut en aucun cas être considéré comme un acte artistique conçu “pour purifier au moyen de la terreur” […] » (111).

Parmi les autres procédés littéraires notoires, retenons la boucle et la liste, qui transforment les effets de saturation engendrés par les médias en leitmotive révélateurs, voire en opérateurs de fictionnalisation (cf. Des documents poétiques, p. 69-70). Quant à la transcription en pur script, elle traduit la systématisation de l’ordre policier (policrature) : « Quelques minutes plus tard, Police Secours arrive. Les assaillants ont déguerpi. – Préfecture, commissariat, antenne de police. […] – Contrôle de police : contrôle d’identité (papiers, passeport). Descente, interrogatoire, rapport de police » (91).

Ainsi, dans Agonie-sous-Bois, l’hypomodalisation apparente est en fait une hypermodalisation qui vient faire imploser l’hypermédiatisation dominante.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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