[Chronique] Jean-Philippe Cazier, Europe Odyssée, par Fabrice Thumerel

avril 15, 2020
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[Chronique] Jean-Philippe Cazier, Europe Odyssée, par Fabrice Thumerel

Jean-Philippe Cazier, Europe Odyssée, éditions Lanskine, 2020, 48 pages, 13 €, ISBN : 978-2-35963-021-3. [Commander]

« devons-nous mourir ?
devons-nous être tués ?
est-ce cela que dit votre langage ? » (p. 24).

Dans les pays occidentaux, l’heure est au confinement – et non au reniement, hélas, de nos dévoiements. Or, respirer un air confiné nous fait oublier que le confinement est un luxe de propriétaire auquel n’ont pas droit tous les sans-… De quoi nous remuer les sangs si nous avions encore quelque humanité !
Et parmi ces sans- figurent ceux-là mêmes qui jusqu’à présent faisaient l’actualité de nos pays secturitaires, les migrants, ces figurants des pays riches, ces invisibles traités comme des nuisibles, ces fantômes qu’on ne saurait voir car venant de l’enfer, ces silhouettes qui font de l’ombre au tableau de nos divertissements consuméristes…

Ces ombres – innommées en raison de leur situation innommable – font ici chorus pour crier leur détresse et notre scélératesse : le seul traitement qui leur est réservé n’est pas d’ordre humaniste ou médical, mais policier : là-bas, bruit & fureur ; « ici, il faut fuir la police » (44)… Au reste, leur traitement linguistique est révélateur :

« il y a une frontière militaire entre votre langage et notre langage
nous vivons ailleurs que dans votre langage
avec vos mots vous construisez des camps
vous construisons des maisons où vous vivez
comme des soldats en guerre
les mots qui sont les vôtres
signifient pour nous la mort » (23).

Dans nos démocraties européennes, ces mots qui tuent peuvent revêtir les atours de l’abstraction juridique : « le gouvernement français nous traite / comme si nous étions un problème / nous ne sommes pas un problème, nous avons des problèmes » (21). Ou de l’image humiliante : parler de « jungle » pour leur campement revient bel et bien à les assimiler à des animaux sauvages.
Ce nous communautaire et solidaire – que nous avons perdu – se dresse contre un vous oppresseur ; nulle place pour un moi propre, cet autre luxe : « je suis seul je n’ai plus de nom / mon nom est celui d’autres milliers de noms » (42)… Ce je anonyme et choral laisse parfois place aux « je » et « tu » singuliers, mais pour des histoires tragiques, comme celle de cette femme démunie, sans rien d’autre qu’un portable sur lequel, après sa noyade, on a pu lire ce sms qui n’a pu partir faute de crédit :

« mon amour
nous arriverons bientôt en Italie
le voyage a été très dur mais maintenant je suis presque arrivée
c’est le plus important
sois encore un peu patient et prends soin de nos enfants
nous serons bientôt enfin réunis
et ce sera une nouvelle vie pour nous
je t’appellerai dès que je serai arrivée
vous me manquez tellement
tu me manques tellement
je t’aime » (35).

Nulle échappatoire pour ceux qui subissent et « la violence politique » et « la violence économique » (37) : l’odyssée de ces aventuriers s’achève tragiquement en Europe. Depuis un demi-siècle, cette puissance néo-coloniale achète du reste des travailleurs pauvres, qui constituent « les bidonvilles de l’Empire européen » (27). L’Europe-des-Droits-de-l’Homme et de l’Hymne-à-la-Joie est devenue « une zone policière / pour préserver son système abusif » (24).

Typographiquement centré, le texte flue au gré d’une figure phonique régie par un mouvement de contraction/dilatation, comme un chœur vivant qui se fait écho d’âge en âge. (On songe au chœur tragique des Aveugles de Maeterlinck, à ceci près qu’ici les « aveugles » c’est nous !). L’agencement répétitif tragique que met en place Jean-Philippe Cazier (ART) traduit parfaitement l’éternel retour des figures de l’Exil/Errance/Exclusion : de 1962 à aujourd’hui, c’est la même Misère en marche, celle des esclaves du Marché.

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