[Chronique] La jardinière d’un texte carré (à propos de Sylvie Durbec, Carrés), par François Crosnier

[Chronique] La jardinière d’un texte carré (à propos de Sylvie Durbec, Carrés), par François Crosnier

mai 5, 2021
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] La jardinière d’un texte carré (à propos de Sylvie Durbec, Carrés), par François Crosnier

Sylvie Durbec, Carrés, Faï fioc, 4e trimestre 2020, 67 pages, 11 €, ISBN : 978-2-37427-044-9.

 

Dans l’espace le plus exigu, il y avait souvent tant de choses
que l’on ne percevait les petites différences qu’en position accroupie,
après quoi un seul carré prenait les dimensions d’un champ.

Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne
(traduction de Claude Porcell).

 

Au jardin avec Handke : ainsi pourrait-on de manière lapidaire résumer Carrés, tant la référence à l’écrivain autrichien est forte dans ce livre de plein air. Mais la fascination que celui-ci exerce sur Sylvie Durbec, ivre de lecture avec à la main handke et son amère solitude joyeuse et remâchée, n’est pas facteur d’inhibition, bien au contraire ; le lecteur de ce beau livre, s’il a fréquenté Mon année dans la baie de Personne (ce qu’on lui souhaite), percevra le contrepoint, voire repèrera des citations comme ce merci au crayon, sans que cela diminue l’originalité du projet.

Plusieurs contraintes (« consignes du carré ») ont présidé à sa composition : contraintes formelles portant sur la fréquence d’écriture, l’intitulé (Carré X…), la longueur, l’absence de ponctuation et le mot terminal de chacun des 50 poèmes en prose (plus un surnuméraire en guise d’au revoir), mais aussi et surtout contrainte physique d’écriture à l’air libre ou à peine protégée du hors-sol du vent de l’air qui nouent la gorge et font tousser le pauvre poète endimanché. Plus difficile à respecter, cette dernière est probablement la plus productive puisqu’elle engendre, à plusieurs reprises, le sujet même du poème. Ainsi, Carré carabanne (un mot-valise) donne lieu, à partir du constat ironique par le chat que la prose de plein vent ne l’est pas tant que cela, à une réflexion sur les enjeux corporels de l’écriture ; Carré du fils part de l’arpentage du jardin pour constater que le doute s’insinue à la fois dans le jardin et le carré du jour. D’une manière générale, l’extérieur est la catégorie dont le lecteur prend le plus immédiatement conscience : la flore, le paysage, la météorologie informent nombre de ces Carrés.

Une autre dimension, non des moindres, est celle de la chronique. Comme celui de Handke qui se veut « essai de chronique d’une année dans la baie de Personne », le livre de Sylvie Durbec décrit ou laisse entrevoir les activités de l’autrice, dans un cadre parfois géographiquement situable : la maison non loin de quelques lieux arpentés par l’écrivain autrichien autour du plateau de vélizy ; Avignon, la rue carreterie cent fois empruntée au départ de la porte de l’université ; Marseille, la ville natale où voilà tout à coup venue cette idée d’acheter un petit appartement Cours julien. Transparaissent dans le texte les tâches matérielles quotidiennes (cuire ce matin pour les mélanger avec des pâtes et du saumon parce que tous les jours manger), la présence d’enfants, les voyages (longeant la durance en tgv),l’enseignement aux réfugiés (la vitalité que je dois leur transmettre à travers la langue française).

Plus largement le projet comporte, de manière explicite, une dimension biographique :

pages qui s’écrivent en carré en sorte de constituer une biographie future

Si des aspects de l’histoire familiale sont évoqués, notamment la figure de la mère disparue, aux yeux de lynx et au regard bleu acier qui détruit tout sur son passage, ou celle de la tante Valérie dont le suicide conduit à une réflexion sur le mot « vieillard » :

la décrépitude est tout entière dans le mot féminin et la sagesse dans le mot […] au masculin,

il s’agit surtout d’une biographie intellectuelle qui convoque les figures tutélaires : Handke évidemment, mais aussi Perec, dont Carré gervais imite subtilement un « je me souviens » pour arriver à faire passer le lecteur du fromage frais mangé enfant aux chambres à gaz, ou encore Walser et Sebald. Les amis poètes sont également présents : Pentti Holappa, écrivain finlandais mort en 2017, dont le souvenir nourrit une méditation sur ce qu’il reste du poète, sac de mots jeté vide dans le lac au nom énigmatique, ou le roumain Marius Popescu, fondateur à Lausanne de ce « Persil », qui d’herbe modeste devient revue littéraire de beau format et de grande envergure.

Au-delà de ces remarques visant à situer le projet, il faut souligner que le plaisir de lecture[1] de ce livre en fuite dès qu’on veut mettre la main dessus provient pour une bonne part de sa densité et du dessein avoué d’égarer le lecteur.

Sylvie Durbec a beau jouer sur le mode du « il est comme ça » et évoquer des règles « aussi secrètes que risibles », le destinataire se prend au jeu de la recherche des modalités de croissance interne du texte. Un exemple suffira, assez complexe pour donner, on l’espère, envie de poursuivre l’exercice. Le douzième carré, intitulé « Carré blanc », part de cette absence de couleur comme signe de l’effacement, ce qui entraîne une comparaison avec les êtres qui ont disparu, mais aussi avec « l’écriture blanche » qui cherche à rendre invisible le style. De l’invisibilité issue de cet effacement, on passe à l’interdiction de voir, imposée aux enfants par les adultes sous la forme du carré blanc (que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître) des programmes télé. « Envoyés jouer dehors », les enfants étaient alors exposés au froid, comme l’autrice actuellement dans sa « Sibérie », qu’elle a mis en scène dans le carré précédent et sur lequel elle aimerait revenir ; mais ce n’est pas possible, car « carré d’hier n’est pas carré d’aujourd’hui » et la seule façon d’avancer est de tresser, tramer, entretisser les carrés successifs. De cette activité de tissage, Pénélope est la représentante canonique, d’où son irruption dans le texte ; mais son nom est aussi une métonymie des pratiques féminines, comme la broderie, ce qui permet d’introduire le mot-valise brodécrire pour qualifier l’activité de l’autrice, laquelle en s’y livrant au présent (l’écriture du carré quotidien) délimite un temps fini, et par analogie un espace clos dont la juxtaposition avec d’autres espaces identiques aboutit au résultat recherché, un tapis brodé de l’or de tout petits riens carrés. 

D’autres modes d’engendrement du texte sont mis en œuvre ailleurs, comme  l’égarement lexical évoqué dans Carré criture, dont la référence explicite est Rabelais et la référence secrète Leiris. Les gloses de Sylvie Durbec (mot dont le G initial est le prétexte de plusieurs carrés, comme ce Carré criard avec la figure de Dulle Griet, en français Margot la folle, personnage du tableau de Pieter Breueghel l’Ancien, ou les Carré de la Glane et Carré grabuge), par la contamination des mots qu’elles induisent décrivent

 un flux jugulé presque tari aussi nécessaire qu’inefficace mais qui permet de croire à l’éternité du poème

 

[1] Plaisir personnel un peu gâché, s’il est permis d’évoquer les misères du lecteur, par la composition typographique compacte et le corps des caractères utilisé, artifices certes nécessaires pour donner autant que faire se peut aux poèmes l’apparence de carrés, mais qui en rendent la lecture difficile pour des yeux plus tout jeunes.

 

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