[Lettre] Sandra Moussempès, Dernière lettre à Henri (Henri Deluy : 1931-2021)

[Lettre] Sandra Moussempès, Dernière lettre à Henri (Henri Deluy : 1931-2021)

octobre 24, 2021
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[Lettre] Sandra Moussempès, Dernière lettre à Henri (Henri Deluy : 1931-2021)

Flash-back 

Cette lettre écrite à Henri Deluy en juillet 2021 n’a pu lui être adressée car il venait de mourir…

Cher Henri,

Le temps passe et les cycles reviennent. Tu es maintenant à Marseille avec Liliane (Giraudon) tout près.

Je me remémore ma première publication en revue dans Action Poétique en 1992, un moment charnière dans ma vie. J’avais 26 ans. Puis ta proposition qu’on fasse un livre, Exercices d’incendie est paru en 1994. Je n’avais jusque-là jamais envisagé d’être poétesse. C’est là que j’ai compris que je venais de trouver ma place.

Je t’ai croisé lorsque j’étais adolescente, de loin, on pouvait te reconnaître à ton rire étonnant. Puis je me souviens du Henri de la poésie avec son intégrité, son caractère d’homme libre, celui qui m’a permis de retrouver un peu de confiance en l’être humain. Et tu aurais pu comme certains, t’en tenir à une relation vaguement condescendante avec celle qui avait perdu l’être qui comptait le plus dans sa vie, son propre père. Celle qui n’avait plus sa place dans une famille en recomposition-décomposition, où elle subissait dans l’ombre des événements traumatiques. Or, tu m’as regardé non pas comme une jeune femme tourmentée mais comme une poétesse. Quand tant d’autres auraient joué les pygmalions ou même tenté des approches douteuses.

Pour la sortie d »Exercices d’incendie, tu m’as invitée à dîner au Dôme à Montparnasse près de chez moi où je n’avais jamais été avant.  (Tu aimais les nourritures terrestres, faisais de tes recettes un art à chaque quatrième de couverture d’Action poétique). Je me souviens d’un dessert magique, une sorte de crème aux oeufs délicieuse. Mon père allait souvent au Select juste en face. Je pense que vous vous seriez appréciés tous les deux, lui avec son excentricité flegmatique de grand seigneur un peu dandy mega-cultivé et toi avec ton intensité engagée. Vous auriez parlé d’Artaud à tous les coups qu’il adorait, de Raymond Roussel, de la revue féministe Sorcières peut-être, qu’il me faisait lire lorsque j’étais enfant. Dommage que tu ne l’aies pas connu.

Pour revenir à ces années 90, j’avais retrouvé une place à Londres dans la musique électro et le milieu underground où j’évoluais. A Paris je retournais vers l’écriture, vers mon centre. Lorsque tu as publié mon premier livre ce centre a pris la place. L’errance s’est mue en errance métabolique qu’on place dans les poèmes. Et ton regard fut d’une rigueur bienveillante, me faisant confiance, jamais paternaliste.

Tu es aussi de ceux qui avouent quand ils se sont trompés et qui sait renouer avec panache, c’était à la sortie de mon livre Photogénie des ombres peintes. Alain Nicolas avait fait un bel article dans L’Humanité. Que tu m’as tendu après une lecture à Paris avec Liliane et Philippe Beck. Nous avons repris contact. Nous ne nous parlions plus depuis un moment sans savoir d’ailleurs pourquoi. Il y avait Virgile mon fils et tu es devenu tonton Henri comme l’était tonton Jean-Jacques (Vitton), c’était extrêmement émouvant de te voir donner la main à mon fils, t’en occuper avec patience, Liliane en riait. Il s’en souvient encore. La dernière fois que je t’ai vu remonte à une dizaine d’années à Arles, avec Liliane et Jean-Jacques. Là aussi tu jouais avec Virgile.

Tu es un être entier et dans ce milieu c’est plutôt rare avec ton regard intense et fier d’homme du Sud. Tu restes unique. Tu as tant fait. Avec Action Poétique, IF, les traductions, la Biennale à Ivry, ton oeuvre poétique marquante (publiée en partie chez notre éditeur commun et poète Yves Di Manno, à qui je dois beaucoup aussi et qui a su me guider, me faire confiance pour les cinq volumes que j’ai publié chez Flammarion). Une passion pour la poésie, un engagement total.

Avec 29 Femmes une anthologie (Stock 1995) toi et Liliane avez pour la première fois mis en avant les femmes poètes en France, tout en partant du postulat qu’il n’y avait pas d’écriture féminine. Vous vous êtes pris les foudres de certains machistes. Il existe encore des omertas, des prédateurs qui hantent toujours ce milieu, j’en ai fait les frais plusieurs fois. Je me suis retrouvée dans des situations où j’ai dû fuir, puis subir ensuite parfois quelques « représailles » mesquines. Mais l’intégrité reste essentielle. Au final, seuls les livres et le travail comptent. Et peu importe le théâtre des vanités. Toi comme Yves ou Liliane me l’avez toujours dit lorsque par moments je doutais.

Je viens d’écrire (tout comme Liliane) une lettre dans une anthologie « Lettres aux jeunes poétesses » sur le modèle de Rilke, j’évoque cette place et ce trou béant qui surgit parfois, ce qui donne place à l’écriture. Place et écriture.

Je pense à toi très fort, je sais que tu te sens seul, on l’est tous d’une certaine manière.

J’espère que tu as bien reçu ma carte postale avec Jimmy Hendrix.

Liliane est là et veille sur toi avec amour.

J’espère venir dans le Sud, et je passerai te voir à la maison de retraite.

Je t’embrasse

Sandra

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