Joël HUBAUT, Proto-poèmes épidémiK, préface de Fabrice Thumerel et quatrième de couverture signée Richard Martel, Dernier Télégramme (Limoges), 2021, 132 pages, 15 €, ISBN : 979-10-97146-36-8.
Épidémik, épidémie, pandémie, maladie, transmission, en ces temps covidiens, le parallèle ne peut être qu’établi, mais ne nous y trompons pas, rien (ou si peu) à voir avec notre cher Sars-cov-2 sinon le hasard du calendrier ; l’ensemble des poèmes réunis ici sous le titre Proto-Poèmes épidémik ont été composés par Joël Hubaut dans les années 70. « L’ironie du sort a voulu que la parution en volume d’une extraordinaire série de créations transversales (…) tombe en pleine crise sanitaire… », comme le précise, en préface, Fabrice Thumerel, maître des lieux libr-critiquiens depuis lesquels je vous écris. Et d’ironie, Épidémik de Joël Hubaut n’en manque pas, comme nous allons le voir ci-après.
Épidémik : on pourrait s’interroger sur cette chose qui traverse le recueil… Concept ? Infection ? Constat ? Poison ? Maladie ? Remède ? Affection ? Sûrement un peu de tout ça, ou peut-être aucun. Variation, variété des modalités de l’écriture, de tons, de supports qui se succèdent, se superposent parfois, photographies et collages, des signes étranges (croix, flèches, figures zigzagantes, etc.) émaillent les pages, jeu sur les polices, symboles qui s’incrustent dans la succession de poèmes ; la palette est immense. Elle est aussi large que le laisse suggérer la Multi-dédicace qui ouvre le recueil ; on y trouve entre autres : Jérôme Bosch et Angéline Neveu, le professeur Choron et Gherasim Luca, le peintre Mohammed Ataallah et The mothers of invention – groupe de rock et de musique expérimentale de Frack Zappa. Liste hétéroclite d’artistes d’horizons divers et dont on retrouve des touches, des nuances tout au long de ce recueil Épidémik ; mais qu’est-ce au juste que cet Épidémik, pourrait insister le lecteur curieux, la lectrice intriguée ?
Épidémie médiatique
Au risque de les décevoir, l’essentiel n’est pas là. Car l’Épidémik, il infuse au fil des pages, il y en a eu profusion d’Épidémik, ici-même, du côté de Libr-critique, l’Épidémik traverse tout le recueil selon diverses modalités qui ne s’excluent pas l’une l’autre ; c’est le parcours, la lecture de cette série poétique, photographique et performative, qui compte avant tout, les motifs que chacun·e y décèle ; ainsi les traits saillants de cette œuvre que je m’apprête à parcourir ici en disent plus sur ma lecture que sur l’œuvre elle-même – n’est-ce d’ailleurs pas le cas de toute lecture ?
« ………. l’épidémie toute enroulée sur elle-même reproduisant des épidémies à l’infini dans la reproduction intensive des mouvements de reproduction dans la pisse, toutes les épidémies se recomposant les épidémies se recomposant en SUPER épidémies les épidémies se recomposant comme une flaque démentielle intensive qui s’étend toute… » [p. 19, Spasmes de transmission, 1975].
Avant Épidémik, il y a l’épidémie qui semble avant tout se caractériser par son caractère « reproductif », elle croît sans cesse, de façon exponentielle, contamine la langue, l’écrit, la peinture, le monde, « elle segmente une langue synthétique » [p.23], une épidémie qui aurait donc partie liée avec les médias. Nous le savons depuis le XIXe siècle au moins, nous avons basculé dans un monde médiatique, au travers notamment de l’invention de la presse ; depuis, notre rapport au monde s’opère avant tout sur le mode médiatique. Cette épidémie dont on peut recomposer les traits au fil des poèmes semble se propager d’abord et avant tout au travers des médias ; « doses T.V inoculées, placenta optique » [p.23], « fréquences des radios » [p.27]… etc. La récurrence des « câbles », l’évocation de trayeuses [p.27] donne à cette épidémie un caractère machinique, machine qui produit, se reproduit et se démultiplie. Ainsi c’est bien l’ombre de l’industrie culturelle qui semble s’esquisser, outil de contrôle des masses et qui favorise le développement et la propagation de cette épidémie qui semble disposer de tous les traits du monde capitaliste et marchand ; pendant du monde médiatique – rappelons que le produit de consommation de masse fut le journal – un média.
« L’épidémie torpille les guitares électriques ramollos hippies les signes remontent le courant, Fibroses circulatoires dans les vaisseaux (…) les petits peintres étriqués se répandent avec les petits poètes à rimes, diaRhée abstraite attardée, bruit intensif de l’épandage psychiatrique avec les tiques-polaroïds, la musique de merde à contaminer les radio gluantes... » [p.33, 1977]
Dialectique épidémique
Face à cette épidémie ambiante, permanente, et qui infecte tout, advient « la résistance épidémik » ; contrer le mal par le mal, ou pour le dire autrement, le mode de propagation de l’épidémie serait un pharmakon, à la fois remède et poison.
« la résistance épidémik (…) une arme d’excitation orgasmique anti-épidémie anti-contrôle dans l’épidémie invisible du contrôle, épidémie anti-contrôle dans l’épidémie invisible du contrôle, épidémie de saturation totale expansionniste, alors l’épidémie épidémik lutte contre l’épidémie de la multiplication des petits peintres collabo dans la contamination massive des masses contaminées » [p.38, 1976]
L’épidémik, lui aussi épidémie, développerait ses propos modalités face à l’épidémie du contrôle ; une langue épidémik [p.54] ; « elle se déploie, démultipliée, éclatée, RA-Raramifiée (…) l’odeur de la langue se répand, toute l’odeur de la vie qui forme la langue de l’énergie de l’esprit (…) l’écriture sent ! L’écriture a une odeur comme la peinture du corps de la lumière de l’esprit hors de la peinture de la langue » [p.55, 1977].
L’épidémik comme remède à l’épidémie qui affecte-infecte le monde, nos organisations sociales et donc l’art, l’épidémik contre l’épidémie « qui strangule par son progrès nos initiatives de connaissances et de créativité » [p.56]. L’évocation de l’apparition de l’épidémik va de pair avec un chamboulement formel dans la matière et la manière même des poèmes successifs, le fait que le terme de progrès soit barré plus haut peut nous faire penser à la manière dont Adorno & Horkheimer ont appréhendé la notion de progrès technique, le progrès comme domination. Ainsi, par cet Épidémik, c’est bien un geste dialectiquement poétique ou poétiquement dialectique que nous propose Joël Hubaut. Le dépassement de l’épidémie du contrôle par l’épidémie, par ce geste épidémik qui se révèle dans l’usage que fait Joël Hubaut des mots ; prenons quelques exemples : baGNOLEs [p.83] réVOLTe [p.85], VOLcan [p.90], inoCULation [p.106] ; c’est bien à l’intérieur des mots même, souvent dans leur syllabe centrale que surgit un sens nouveau.
Bien évidemment, nous n’avons fait ici qu’effleurer la surface de cette œuvre fastueuse, on n’en ressort pas indemne de l’épidémik ; il faut « s’habituer à être malade de la parole ». Tel est le constat de notre monde épidémIQUE.