[Chronique] Philippe Jaffeux, Livres, par Guillaume Basquin

[Chronique] Philippe Jaffeux, Livres, par Guillaume Basquin

avril 14, 2022
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] Philippe Jaffeux, Livres, par Guillaume Basquin

Philippe Jaffeux, Livres, éditions Paraules (66), février 2022, 54 pages, 15 €, ISBN : 978-2-85089-045-1. [Commander]

 

Voici ce qu’annonce la 4e de couverture de ce nouveau livre du poète Philippe Jaffeux : « Livres tente d’évoquer la présentation de deux livres en un seul. » Diable ! De quoi s’agit-il ? On ouvre le livre ; on voit tout de suite que les pages impaires (dites belles pages dans le jargon de l’édition) sont pleines de blancs, tandis que les pages paires sont pleines de textes, avec quelques trous (ou espaces) blancs ; l’on comprend assez vite alors qu’il faut remplir les trous des pages paires avec les mots mis en réserve à droite : la page paire devenant en quelques sorte le négatif, en miroir, de la page impaire, et vice-versa. Ce n’est qu’un peu plus tard que l’on comprend que les mots mis en réserve en belles pages constituent aussi un texte composé : le fameux 2e livre annoncé par le titre ! Un truc de typographie (lettres mises en gras) permet de retrouver le début de chaque phrase des belles pages.

Le mieux est encore, dans notre tentative de description du livre, d’en donner à voir 2 extraits (7 premières lignes de la planche 26) :

 

 

L’on voit assez vite, alors, que Jaffeux truffe son texte de descriptions de sa creative method : ici : « Deux pages inséparables sont mises en parallèle avec l’objectif [d’une] / [disparition] mobile » (entre crochets, nous mettons du texte de page impair). Notre critique devient alors une simple tentative de description de description (et pour reprendre un titre pasolinien). Le poète lui-même donne quasi toutes les clés d’interprétation et de lecture de son ouvrage : les pages, devenues inséparables, ne sont plus des pages d’un livre classique, mais des planches, comme autant d’œuvres d’art ; ce qui explique pourquoi le livre ne commence pas en belle page (on croit d’abord à une erreur de composition de l’éditeur). Sauf qu’il y a plus : les planches ne se suffisent pas à elles-mêmes, puisque chaque fois le texte se continue d’une planche l’autre : nous avons affaire non plus à des enjambements de vers, ni même à des enjambements strophiques, mais à des enjambements « paginaux » : le texte remplit, si on le replie sur lui-même, l’intégralité des 50 rectangles qui le composent : écriture sans début ni fin, « à la Jackson Pollock », all over !

C’est un livre littéralement coupé en deux : celui de droite se suffisant à lui-même, alors que celui de gauche a besoin de son vis-à-vis pour être intelligible.

Quasiment sur chaque planche, Jaffeux donne une partie de la grille de lecture de son livre ; ainsi : « Un / texte s’engouffre dans [des lettres] illusoires pour bricoler le cadre / d’un étonnement ». L’écriture devient le théorème du livre : « [le fond] d’un retrait qui déconstruit la réception d’une / page » : un livre et sa méthode !

On comprend mieux pourquoi, maintenant, Philippe Jaffeux, et comme Pierre Guyotat, et même si cela peut sembler « prétentieux », s’est toujours plus réclamé de l’art que de la littérature ; c’est-à-dire qu’il s’est toujours plus considéré comme un artiste que comme un littérateur. Ce n’est donc nullement un hasard s’il écrit toujours hasard ainsi : « hasart », avec un « » penché, en italique. Pas un hasard non plus s’il détache le mot « art » dans, par exemple « art-isanale », ou « éc-arts ». On peut aussi dire qu’un tel livre est une sculpture : ce ne sont que « blancs taillés », « un espace [mis à nu] », dans lequel « un réseau de crevasses [perfore] » le textuel. L’on peut aussi rajouter que l’écriture de Jaffeux emprunte aussi au plus abstrait des arts, la musique ­– celle dite sérielle.

En réalité, si l’on reprend son livre dès le début, tout est déjà là, donné : « Un numéro de page se dédouble pour laisser parler [l’espace] / optimal d’un livreDes lignes trouées révèlent [des lettres] qui / s’enfuient vers l’activité d’un deuxième rectangle ». Il n’y a pas de mystère, juste un jeu — jeu avec l’alphabet, la page, etc. Le jeu est sans pourquoi. Il est fait pour rire, justement, puisqu’à la fin tout rejoint le cimetière ou l’éclat de rire : « une lecture exposée au rire [d’un décalage] ». Quant au sens du dernier « vers » du livre, nous laissons au lecteur le soin de le percer : « La réalité spatiale du hasart agit sur une / [double page emportée par 2 600 mouvements oculaires] »…

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Guillaume Basquin

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