[Chronique] Guillaume Basquin, Le vieux sage de l’autre plat pays : Lambert Schlechter, Danubiennement

[Chronique] Guillaume Basquin, Le vieux sage de l’autre plat pays : Lambert Schlechter, Danubiennement

juin 30, 2022
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[Chronique] Guillaume Basquin, Le vieux sage de l’autre plat pays : Lambert Schlechter, Danubiennement

Lambert Schlechter, Danubiennement (24 proseries – Le Murmure du monde / 10), L’Arbre à paroles, printemps 2022, 128 pages, 14 €, ISBN : 978-2-87406-726-6.

 

La quatrième de couverture de ce nouveau livre de Lambert Schlechter, 10e volume de son infinie conversation avec le monde, dite « Le Murmure du monde », est tellement bien faite qu’il me suffirait presque de la citer intégralement pour aussitôt donner envie à mon lecteur d’acheter et lire ce livre ; toutefois, il me faut, une fois de plus, ajouter mon grain de sel au monde, et jouer le jeu de la critique, c’est-à-dire prendre à bras le corps son objet, un nouveau livre, quel qu’il soit.

Ce qui m’a particulièrement retenu dans cette quatrième ? « Obsessions invariablement en interaction lucide avec le monde. Qui vont du cosmos à la radicelle… » En effet, tout bon lecteur de Schlechter sait qu’il considère à égalité tout le vivant, Titien aussi bien qu’une mite, que par mégarde il aurait écrasée en peignant une sublime Vénus… Notre grand poète luxembourgeois est un panthéiste, c’est-à-dire qu’il considère la Nature en son entier comme divine, et qu’il lui rend un culte en écrivant, la louant en sont entièreté. Exemple : « … le pathétique gigantisme du mont Matterhorn avec son inextricable géologie n’est qu’un éternuement d’éternité, et les milliards de fourmis qui habitent dans les interstices épidermiques de sa peau rocailleuse, dans les anfractuosités de ses plissures minérales, parmi la verte démence des herbes et des arbustes sclérosés & nécrosés, les fourmis matterhorniennes sont fières jusqu’à l’arrogance de leurs palais construits en chapelets architecturaux, pilastres en ciment de bave, palais qui dans leurs alvéoles, alcôves & oubliettes abritent… » Mais aussi (pour m’en tenir à cette quatrième) : « Avec, comme l’indique le titre, un style qui s’écoule […] pour arriver à des deltas où d’innombrables embranchements et embouchures restent possibles. » N’avait-il pas titré l’un de ses Murmures, chez Les doigts dans la prose, Inévitables bifurcations ? Schlechter, avec sa « technique » d’écriture « simple » (une proserie = un flux de conscience sans point, sans inutiles majuscules (sauf aux noms propres), avec des bifurcations séparées par de simples virgules, et pas de point final), peut se permettre toutes les bifurcations toutes les digressions, avec une grande souplesse : tout coule comme naturellement et sans à-coups, et s’écoule dans notre oreille interne comme un miel divin, qui ne s’en trouve pas déborder pour autant : on ne s’en lasse pas.

Ce qui est nouveau dans ce 10e volume de son « Murmure », c’est que l’écrivain a dépassé la page « réglementaire » de son cahier qui avait tant fait rêver Claro ; ici, Schlechter s’est laissé aller à dépasser sa contrainte formelle habituelle : son babil, fleuve tranquille d’écriture, a largement débordé les rives habituelles, allant parfois jusqu’à neuf pages (« La chambre Turner »). C’est une véritable crue ; une inondation ! « … il arrive que l’imprévu soit soudain vu, que l’imprévisible soit soudain visible, que la nappe phréatique, assez brusquement, remonte à la surface et cause une inondation dévastatrice, cela arrive chaque fois qu’un apport supplémentaire d’eau en provenance de la surface fait basculer la couche géologique non saturée vers l’état de saturation, l’eau avait dormi, en des masses énormes, invisible, anodine, paisible dans son domaine souterrain, et voilà qu’elle affleure et se répand par les failles et les crevasses, catastrophiquement, inonde et dévaste tout sur son passage… » (Je m’excuse auprès de mon lecteur de cette aussi longue citation ; mais impossible de rendre compte de l’écriture en forme de long fleuve majestueux et fertile de Lambert si on la coupe.)

La (fameuse) quatrième n’oublie pas, bien sûr, de signaler le rapport très particulier de Lambert au corps féminin et à son érotisme : « Et puis cet incommensurable amour, passionné et attentif à la fois, du corps féminin dans tous ses recoins, de la femme comme ultime idéal incarné. » Jacques Henric, quelque part, disait que ce qui fait la grandeur d’un écrivain c’est sa franchise sexuelle ; avec Lambert, nous sommes servis, tant son obsession de la chose tourne à la manie descriptive : « … examen qui privilégie, et à la fin s’attarde à la zone cruciale des muqueuses, focalise sur le domaine rosâtre & humide, au premier & gros plan, domaine au centre duquel il convient de séparer les lèvres grandes ainsi que les lèvres petites, délicatement et précautionneusement, avec compétence et minutie, afin d’examiner scrupuleusement chaque détail, le moindre pli & repli, les anfractuosités, les crêtes et les failles… » (précisons au lecteur qu’il s’agit ici d’une scène, fantasmée ou pas, d’examen cutané épidermique et épidermologique d’une patiente du beau sexe). Archéologie de la volonté de savoir (ça-voir)…

Les lecteurs habitués de Lambert reconnaîtront ses thèmes obsessionnels : sa bibliothèque qui a brûlé (avec la petite culote d’une première fois qui occupait les lieux), son aventure heureuse et malheureuse à la fois avec une certaine Loula, qui l’a quitté pour la Patagonie (c’est-à-dire à 30 km de là où habite le poète) (j’en profite pour dire ici cette anecdote – et parce que Lambert lui-même fait tout un tas de digressions sur l’usage des parenthèses dans son livre – : Loula était présente lors du dernier Marché de la poésie de Paris, ce qui rendit notre auteur très nerveux et tout chose), son inlassable lecture et relecture de Montaigne ainsi que de toute la bibliothèque mondiale : Lambert Schlechter est le Borges luxembourgeois : son œuvre-bibliothèque-de-Babel contient tous les ouvrages déjà écrits : « … désempiler les piles de livres dont j’ai besoin ici & maintenant, dont plusieurs livres tutélaires, je suis sans cesse entouré de livres tutélaires, qui sont des livres d’un besoin vital, indispensables à ma motricité d’écriture… » Lambert n’arrêtera d’écrire qu’à son dernier souffle… et c’est tant mieux pour ses (heureux) lecteurs.

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Guillaume Basquin

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